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gros rhume bien mérité, que j’ai pris en m’exposant à tous les courans d’air de ces derniers jours orageux et torrides. Je me borne donc, sans réflexion et sans phrase, au bulletin que vous voulez bien me demander.

Quand vous ai-je écrit ? Au milieu d’un tourbillon de petites besognes odieuses et sans cesse renaissantes, dans le grand désarroi d’esprit et de cœur où je me débats lâchement, je ne sais plus où me reprendre. Si je ne me trompe, je vous ai envoyé un bout de lettre dimanche dernier, le lendemain de mon arrivée ici. Depuis ce jour-là jusqu’à hier, rien qui vous puisse intéresser ; un va-et-vient sans but et sans pensée, — un piétinement hébété, de chambre en chambre, dans cette pauvre vieille maison vide ; des pleurs, des sanglots ; des tiroirs ouverts avec terreur et refermés à la hâte ; le fauteuil où il s’asseyait et où je me laissais tomber en hurlant. Sa table, où traînent encore des notes écrites de sa main, illisibles, essayées à tâtons quand déjà il ne voyait plus ; ses livres, ouverts à la page où il a cessé de lire ; ses herbiers qu’il aimait tant, que fleur par fleur, feuille à feuille, il avait recueillis dans nos chers voyages ; qui ont été ses dernières occupations et son triste plaisir, le pis aller de son intelligente activité, et qu’il tâtait, qu’il tâchait de déchiffrer au toucher quand il ne pouvait plus déjà rien lire ni rien écrire... Toute cette longue vie d’études, de travail et de sacrifice, où jamais, jamais, il n’a pu contenter un seul de ses goûts, donner la mesure de ce grand être qu’il était ; où il a été rivé sans relâche à des besognes ingrates, à des tâches stériles, luttant contre tous les obstacles, exposé à tous les déboires de la mauvaise fortune ; toujours sur la brèche de toutes nos ruines ; me frayant la route à travers tous les désastres ; nous refaisant à force d’énergie, de patience et de dévouement, un foyer, une demeure, une fortune dont seul j’ai pu jouir, et dont, vous le savez bien, il n’a jamais senti pour lui-même ni le besoin ni le prix. Et cette grande injustice dont je sens aujourd’hui tout le poids, toute la honte et tous les remords ! N’est-ce pas moi qui lui ai pris sa part de bonheur dans ce monde ? Tout ce qui lui était dû, tout ce dont, seul, il était digne, toutes les amitiés, tous les hasards favorables, tous les honneurs qu’il a mérités seul, — c’est moi qui les ai eus, moi si petit, si médiocre, si misérable auprès de lui, — et quelquefois si coupable ! — Tenez, mon cher ami, je ne sais pas pourquoi je m’obstine à