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le grand axiome. Jaloux de son royaume, de l’autorité qu’il prenait sur les âmes, le marabout ajoutait volontiers : défie-toi du chien du chrétien. Alors dans les yeux passionnés et dociles venaient flamber les lueurs de la haine. Prédication simple qui ne détournait pas les âmes peureuses ou naïves de cette religion naturelle, où, islamisées, elles tendent toujours à revenir. Il n’y avait rien à apprendre et rien à oublier, il ne s’agissait pas d’adorer ce qu’on avait brûlé, c’était seulement l’introduction d’un ferment neuf dans une outre vieillie : le marabout apportait dans sa personne le point d’appui que les hommes cherchaient de leurs mains incertaines pour ouvrir les portes de l’au-delà et apercevoir de leurs yeux mortels la protection du ciel. Il prenait ainsi possession d’un village, d’une petite contrée, sa présence était une force, une assurance contre le malheur. Un peu médecin, un peu juge, un peu sorcier, chef religieux mal défini, il ne relevait d’aucun pouvoir. Attentif à se rattacher à l’orthodoxie musulmane, il n’offrait pas contre lui de prise au pouvoir officiel. Les ulémas, prêtres du culte pur, regardaient de travers cet intrus qui opposait au culte abstrait le culte sensible et s’imposait à la crédulité du peuple. Mais, par ailleurs, le marabout maître des cœurs pouvait devenir l’auxiliaire puissant du pouvoir, contre le conquérant, le défenseur de la terre musulmane. A sa voix les villages révoltés contre le collecteur d’impôts payaient et marchaient. Aussi les orthodoxes le respectaient ou le subissaient. Les convois de mules, les longues caravanes menées d’un marché à l’autre portaient la renommée de l’Envoyé, le bruit de ses largesses spirituelles. Il distribuait les lambeaux de sa tunique : le dévot en faisait des amulettes. Sur les souks, le soir, quand le conteur d’histoires s’était tu, on racontait les miracles du Saint. Les auditeurs avides de fantastique s’y délectaient, ils y trouvaient une espérance contre les exactions des caïds, les châtimens cruels, les impôts arbitraires ; sous la bannière du Saint, les révoltés seraient invulnérables.

Et quand la mort avait pris l’Envoyé, le marabout, sa renommée grandissait encore. Il devenait le patron de la région, habitant du Paradis, Derrière les barrières rustiques s’élevait son tombeau : le petit monument blanc surmonté du dôme. S’il a fait le bien ou le mal, disait le dévot, cela ne nous regarde pas, et nous n’avons même pas le droit d’allumer une bougie rose en son honneur. Au gardien de son tombeau