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ESQUISSES MAROCAINES.

règle, l’Esprit soufflait en eux et le nom du Prophète leur servait d’égide. A leur voix, les dévots accouraient, ils les menaient dans les ombres. Le royaume de Dieu n’est ni dans le ciel, ni sur la terre, il est dans le cœur de l’homme. Là seulement, dans le mystère du cœur purifié, croît le tronc triomphant dont les rameaux touchent le ciel. Né sacré, délivré du mal, le marabout s’asservissait les âmes de par les droits d’une sainteté absolue, inaltérable, indépendante de l’idée de mérite ou de démérite contre laquelle nulle force humaine et nulle raison ne prévaut et dont la présence redoutable, survivant à la mort, se fixe éternellement dans un tombeau.

Mais le jeu naturel de la vie, l’expérience quotidienne, le flair politique dont est si naturellement doué celui qui veut commander dans un pays mal gouverné, où les âmes sont à prendre, faisait souvent comprendre au marabout que, bienfaisant et secourable, il aurait une puissance d’attraction plus forte et laisserait dans les mémoires un souvenir plus cher et plus long. Et plus d’un entrait vraiment dans son rôle de chef et de bienfaiteur, largement payé de ses velléités généreuses par le prestige qu’elles lui valaient, par l’extension de sa renommée, par les dons volontaires qui affluaient à sa demeure, par le rayonnement d’amour et d’influence qui émanait de sa personne et faisait naître partout l’enthousiasme et le bonheur. Et si les uns, impunément menteurs, vivaient de l’imposture des miracles ou se complaisaient dans le demi-délire de la joie et la léthargie de l’abrutissement, d’autres devenaient vraiment des chefs, des patrons, prenaient possession de milliers d’âmes en peine qui ne demandaient qu’à être prises ou conduites. Entre les exactions du caïd qui prenait tout et ne donnait rien et les pieuses exigences du chérif qui ne recevait que pour rendre en largesses spirituelles et temporelles, le pauvre n’hésitait pas. Il donnait son argent au caïd, mais au chérif il remettait passivement, passionnément sa personne. Au-dessus de ces multitudes qui venaient à lui, le vrai chérif se haussait assez pour devenir une puissance avec laquelle comptent les plus grands de ce monde, le Chérif des chérifs, le Sultan lui-même, qui s’appuyait souvent sur son pouvoir spirituel pour imposer l’obéissance ou le tribut dans les régions difficiles où le pouvoir politique et lointain était ignoré ou méconnu.

Ainsi s’établissait non une hiérarchie, mais une gradation du