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demeure, comme le fellah, un enfant, un enfant plus fort et plus libre qui s’aventure et s’égare en des songes plus faux. Le culte autoritaire qui plie sa volonté et commande ses gestes est sur lui comme une armure : il ne protège pas son âme. Comme nous-mêmes, après une nuit angoissée, demeurons, même devant la rassurante réalité, tout épeurés d’un songe, lui, malgré la précision de son dogme, connaît les heures d’incertitude, d’obscure angoisse où Dieu se cache et où l’homme est seul. Il constate la puissance des hasards, la souveraineté de la souffrance et de la mort. Il est musulman, il lit à même le beau livre plein d’ardeur et de sagesse, révélé par les anges, mais on dirait que demeure en lui le songe inquiet d’une humanité primitive qu’une révélation religieuse n’a jamais pleinement rassurée. Tandis qu’il affirme sa foi, ce songe craintif se poursuit en lui ; aux heures troubles il en est dominé. Alors se déclanche une sorte d’automatisme spirituel où son âme, dans ses êtres mineurs, continue à vivre de ce que la raison dément ou interdit.

Le silence règne sur le camp. Le marchand a fait sa prière. Tous ses serviteurs l’ont vu, dans ses voiles blancs, sa face grave tournée vers la Mecque, réciter la formule rituelle. Ils l’ont répétée après lui. Le croyant raisonnable a rempli son devoir. À présent tout dort, et la nuit est pleine d’étoiles.

Si le vent souffle, si une rumeur alarme le camp, si quelque pressentiment inquiet trouble les dormeurs dans leurs rêves, les dormeurs se rassureront. Ils entendent dans la nuit tiède s’égrener des sons familiers. Initié aux manifestations de la nature passive, couché en guenilles sur la terre nue, inconscient de la nuit, du jour, des heures, mystérieux fils de l’au-delà, frère du dernier génie de nos âmes, celui qui veille encore tandis que nos sens sont endormis et que notre raison s’égare dans les rêves, le pauvre marabout souffle dans ses roseaux.

Claude Boringe.