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nom, on le retrouve partout dans la littérature anglaise, et son influence y est sensible sur plusieurs auteurs. Je ne dirai pas qu’en Allemagne les admirateurs ont manqué à Montaigne : il en a eu et de fort grands. Un individualiste comme Nietzsche, qui faisait de la culture du moi le précepte unique de la morale, et qui n’a jamais écrit que des compositions détachées à la manière d’essais, ne pouvait pas manquer de l’apprécier hautement. Ni Schopenhauer, ni Gœthe ne l’ont méconnu. Mais, en général, avec un de leurs historiens de la philosophie, les Allemands voient volontiers en lui un esprit ouvert, une belle intelligence à la française, non un philosophe. Les Anglais, au contraire, le considèrent volontiers comme l’un des plus puissans excitateurs de la pensée moderne, et, avec Hallam, ils saluent en lui l’un des plus grands maîtres de la littérature européenne.

En Allemagne, plus d’un siècle et demi s’est écoulé avant qu’il ne rencontrât un traducteur, et c’est seulement au milieu du XVIIIe siècle, au temps où la philosophie de Voltaire mettait le scepticisme français à la mode dans les petites cours allemandes, que Boden le mit à la portée de ses compatriotes. Dès 1603, c’est-à-dire huit ans seulement après la publication de la première édition complète, Florio avait déjà traduit les Essais en anglais, et, si nous l’en croyons, sept ou huit de ses compatriotes avaient avant lui tenté la même entreprise. Sitôt que la traduction de Florio parut vieillie de tour, avant même la fin du XVIIe siècle, car les livres vieillissaient vite en ce temps où la langue et le goût se transformaient plus rapidement qu’aujourd’hui, elle fut remplacée par une autre, la célèbre traduction de Charles Cotton. Celle-ci fut réimprimée jusqu’à neuf fois en moins d’un siècle, et à diverses reprises elle a été profondément remaniée, rajeunie, adaptée au goût des contemporains, ce qui montre qu’en Angleterre jamais le public n’a fait défaut aux Essais, et qu’ils n’ont pas été confinés à un petit cercle d’érudits, mais qu’ils ont participé à la vie intellectuelle de la nation.

Non seulement l’Angleterre a réservé à Montaigne un accueil qu’il n’a rencontré dans aucun autre pays, mais dans toute notre littérature, souvent si goûtée au delà de la Manche, je ne pense pas qu’un de nos écrivains y ait exercé une influence égale à la sienne. Je n’oublie ni Rabelais, dont le rire inextinguible