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créations dramatiques de l’esprit humain. Le drame anglais ne procède évidemment pas de Montaigne qui n’a jamais écrit pour le théâtre. C’est un produit du génie anglais fertilisé par les exemples de l’antiquité et de l’Italie. Il est intéressant toutefois de noter que les dramatiques anglais semblent avoir goûté les Essais et y avoir puisé quelquefois avec profit. On aurait pu le deviner à l’éloge de Ben Jonson que je rappelais tout à l’heure. Mais une indiscutable démonstration en a été fournie récemment : on a relevé dans trois pièces de Marston écrites entre 1605 et 1607 jusqu’à cinquante passages qui sont directement imités des Essais. Ils se partagent à peu près également entre deux comédies, The Dutch courtezan (1605) et The fawne (1606), et une tragédie., la Sophonisba (1607). Le doute ici n’est pas permis : certaines phrases sont presque textuellement empruntées à la traduction de Florio. Marston ne les modifie que pour les plier au mètre du vers.

Chez Webster aussi on a relevé plus de vingt emprunts qui ne sont pas moins certains. Ils se rencontrent dans ses deux grands chefs-d’œuvre, Le Diable blanc et La Duchesse de Malfi. « Le mariage, dit Webster, ressemble à une volière dans un jardin : les oiseaux qui sont au dehors sont désespérés de n’y pouvoir entrer, et ceux qui sont dedans sont désespérés et consumés par la peur de n’en pouvoir jamais sortir. » Et cette comparaison est de Montaigne, transcrite presque mot à mot d’après Florio. De Montaigne encore, et du meilleur, l’observation que voici : « On pourrait penser que les âmes des princes sont conduites par des motifs de plus de poids que celles des moindres gens. Ce serait une erreur : ils sont de la même fabrication, les mêmes passions les agitent, la même raison qui pousse un vicaire à aller en justice pour un cochon et à ruiner ses voisins les pousse à dévaster une province entière et à détruire de bonnes villes avec leur canon. »

Ce que Marston et Webster empruntent à Montaigne, ce sont bien des souvenirs de l’antiquité, des observations morales ou psychologiques, et les expressions piquantes dont il sait bien souvent les revêtir. Quand on songe à la somme d’expérience qui est amoncelée dans les Essais, on ne s’étonne point qu’un tel livre ait séduit les dramaturges, « Si Montaigne, a dit un critique, avait été un poète dramatique, et s’il avait attribué ses multiples aperçus à des caractères individualisés et