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depuis plus de trente ans en commerce quotidien et en communion intime avec les Essais. Elle en a fait l’aliment de sa vie intellectuelle, et bien peu des compatriotes de Montaigne les connaissent aussi bien que miss Grace Norton. Les études qu’elle a publiées voici quelques années sont d’une précision, d’une érudition qui les rendent nécessaires à tous ceux qui veulent connaître Montaigne. Elle y apporte des documens inconnus, des hypothèses neuves, des interprétations pénétrantes, telles qu’une connaissance intime et constamment entretenue des textes peut seule les suggérer.


V

Que des Allemands étudient avec ces méthodes précises nos grands écrivains, rien de plus naturel : nul sujet n’échappe à leur insatiable avidité d’érudition, et l’étude de leurs auteurs nationaux ne saurait fournir tous les sujets de thèses, de dissertations et de programmes qu’il leur faut. Mais que le même honneur soit rendu à Montaigne par des Anglais et par des Américains, voilà qui est digne de remarque. Il faut voir dans cet hommage un signe nouveau et bien caractéristique de l’intérêt particulier que son œuvre leur a toujours inspiré.

C’en est une manifestation nouvelle, toute moderne celle-là, car, pour ne point se démentir, le goût d’une nation pour un écrivain est obligé de changer de forme avec les temps, de refléter les préoccupations et les tendances des époques successives. Celui-là seulement pourra vivre à travers les âges qui sera assez riche de son propre fonds pour satisfaire aux besoins divers des divers âges. Si les hommes de la Renaissance ont surtout goûté dans les Essais les leçons morales de l’antiquité retrouvée et les métaphores pittoresques, les générations suivantes avec Locke et avec les déistes ont surtout demandé à Montaigne des leçons de bon sens et de libre examen, et plus tard encore, quand ses enseignemens ont été bien répandus, bien vulgarisés, les artistes qui lui devaient le genre des Essais et les penseurs lui sont restés fidèles pour la forme immortelle qu’il avait su donner à l’expression de ses idées.

A tout prendre, les destinées de Montaigne en Angleterre ressemblent beaucoup à ses destinées en France. Chez nous aussi il est facile de découvrir un double courant parmi ses disciples,