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affirmation que l’artiste doit se borner à étudier l’homme et à rendre la complexité des âmes. Même chez Botticelli, — comme chez la plupart des Toscans et des Ombriens, — il y a de jolis paysages qui ne sont pas faits « avec une éponge imbibée de couleurs, » mais avec un pinceau singulièrement habile et précis ; seulement, surtout imaginaires, ils ne comportent aucun souci de réalité et de vérité ; ils servent uniquement à remplir l’arrière-plan d’un tableau. Les Vénitiens, au contraire, cherchèrent à peindre des paysages réels et véridiques. C’est ce qu’a fort bien noté Stendhal. « L’école de Venise paraît être née tout simplement de la contemplation attentive des effets de la nature et de l’imitation presque mécanique et non raisonnée des tableaux dont elle enchante nos yeux. » Plus que tous ses confrères, Giorgione eut l’âme d’un paysagiste, fut curieux des problèmes de la lumière et du clair-obscur. Nous savons par une lettre d’Isabelle d’Este qu’il avait peint un effet de nuit que la princesse voulait acquérir. Certes, il ne copia jamais un arbre, une colline, un ruisseau comme le feront les Hollandais ou nos peintres modernes ; il s’inspira de son pays pour y situer l’action de ses tableaux et il l’idéalisa, comme il avait idéalisé Cecilia. Il nous transporte ainsi dans une région qui est à la fois la Vénétie et les Champs-Elysées, sorte de patrie de l’idéal, comme l’écrivait justement Yriarte à propos de Giorgione, « beau monde rêvé qui n’appartient qu’aux poètes, qu’aux peintres, qu’aux musiciens, qu’aux artistes inspirés, à ceux que le ciel a marqués au front d’un rayon divin, et qu’il a donnés à l’homme pour endormir ses douleurs et charmer son rapide passage sur la terre. »

C’est ce même mélange de réel et d’idéal que j’aime dans le Giorgione du Séminaire patriarcal de Venise, où je suis venu passer mon dernier après-midi. La Daphné poursuivie par Apollon est un petit tableau sur bois qui fut jadis le panneau d’un coffre de mariage. Figures et paysages se fondent en une suave harmonie : une chaude tonalité rouge fait mieux ressortir la chair ambrée et la tunique blanche de Daphné. C’est la perle de ce minuscule musée, si calme et si reposant, quoique à côté du bassin de Saint-Marc, et dont j’adore le délicieux jardin, grand comme la main, tout encombré d’arbres et de fleurs. Des pins découpent leur feuillage léger sur le ciel bleu. De hauts cyprès, des cèdres, des magnolias aux feuilles vernies, des