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pendant la journée du 16 août. Si j’ai paru en éluder l’explication morale, c’est pour la mieux dégager du moment, en la montrant dominante et constante, comme on va le voir.

Le général de Ladmirault, ainsi que la plupart de nous, avait pressenti clairement que le maréchal Bazaine ne songeait pas à s’éloigner des murs de Metz et préférait attendre ainsi les événemens qui se produiraient ailleurs ; on le savait d’ailleurs capable de sacrifier beaucoup à ce plan. Mon chef ne me le dit que bien plus tard ; mais moi, à qui sa confiance accordait une certaine liberté de parole, je le lui avais dit dès la veille, en rentrant du grand quartier général où j’avais été chercher les ordres du maréchal. Le mouvement d’irritation, qui se traduisit chez celui-ci par un coup d’ongle sur la carte, m’avait, je ne dirai pas suffi, mais confirmé dans le sentiment que l’ordre de mouvement aussi bizarrement tracé n’était qu’une feinte. Je n’étais pas seul à le penser : la veille, le colonel Lewal en avait dit le mot, en réponse au cri du maréchal Canrobert devant l’incroyable traversée de Metz[1]. Voici comment je m’étais exprimé : « Mon général, le pays dont je vous parle (le plateau et la vallée de l’Orne) est beau, riche, boisé ; un corps d’armée peut en manœuvrant s’y tirer d’affaire ; le vôtre a confiance en vous et vous suivra. Emmenez-le pour votre compte, parce que sans cela nous sommes tous perdus[2]. » Le général ne me répondit pas autrement que par ces mots : « Vous êtes fatigué, allez vous reposer. » Mais je vis bien ce qu’il en pensait, — et il n’en pouvait, comme je le répète ici, penser autrement.

Sans doute, son indulgence à ne pas me reprendre de ce langage insolite n’était pas alors autre chose qu’un égard pour mon état de fatigue à la suite du combat de la veille et du service de la nuit. Cette indulgence ne correspondait nullement chez lui à une méconnaissance de la discipline ou à un affaiblissement de l’esprit de devoir. Ce que lui commandait la discipline, il venait de s’en acquitter ; et ce qu’il lui restait à faire était tracé par l’ordre même, dont il accomplit le but en ne s’en tenant pas aux moyens indiqués. C’est ainsi que l’initiative d’un chef peut se concilier avec sa subordination, pour le plus grand bien du service.

  1. Germain Bapst, La Bataille de Rezonville, p. 15.
  2. Feuillets de la vie militaire sous le second Empire. — Librairie Nationale.