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de mes innombrables passions, mon affection la plus vive et la plus entière, » on est prêt à sourire de ces « innombrables passions, » si l’on connait peu Joubert, si on le connaît comme firent ceux qui le virent si poli, tranquille et affable. Mais il avait une âme toute pleine de passions qu’il y contenait et qui, enfermées, ne le tourmentaient que davantage.

Il souffrit, durant sa vingt-deuxième année, amèrement et, si je ne me trompe, dans un très pénible désordre du cœur et de l’esprit.

Un feuillet, tout chargé de son écriture (et qui, à vrai dire, ne porte pas de date, mais que j’attribue sans trop de crainte à ce moment) témoigne de sa souffrance. Il y a, d’un côté, une citation de Montaigne, puis une remarque relative à la tragédie grecque (donc, il travaille) ; puis ceci : « C’est une chose naturelle que les hommes se rassemblent aux approches de la nuit, » — quelle pénétrante impression du soir, telle que l’éprouve un sensible garçon qui n’a point sa maison, sa lampe à lui, vers l’heure d’entre chien et loup ! — puis : « Il n’est pas indifférent de voir une femme à la ville ou à la campagne, le matin ou le soir, dans un temps de soleil ou de pluye, aux flambeaux ou à la lumière. » Il n’avait quitté sa mère et sa petite ville que pour aller au collège de l’Esquille ; et il était entré au noviciat des Pères de la Doctrine : or, le voici bien attentif aux nuances que prend la beauté des femmes, leur beauté, leur attrait. Chateaubriand écrira : « Le souvenir de Mme de Lévis est pour moi celui d’une silencieuse soirée d’automne. » Mais il l’écrira plus âgé, fort de l’expérience féminine de toute sa vie sentimentale. Joubert n’en est pas là. Ce qu’il note, il vient de l’apercevoir ; c’est la découverte de sa jeunesse, un peu guindée jusque-là. Il en est ému ; il le note avec simplicité, veillant seulement à ce que soient justes et mélodieux les mots qui serviront à une remarque si précieuse, si alarmante. Et, au revers de ce feuillet, ceci : « Ma chère maman, ma chère maman ! Voulés-vous ma mort et ma damnation !... ah maman, donnés moi la mort et pas la damnation !... Si cela est, j’en mourrai de chagrin et votre pauvre âme répondra de la pauvre mienne !... J’élève les mains aux cieux. Elles retombent sur votre col, sur vos épaules, comme sur l’appui que le ciel leur accorde. — Chère... elle rend insensés les hommes qui se sont attachés à elle. — Heureux !... ! Oui. J’avois le bonheur d’un misérable qui s’est ennivré. — La