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des pages jugées inutiles ; mais jamais ils ne l’avaient vu dans un tel état de surexcitation. Cependant il se montra plus accommodant qu’on n’avait pensé, grâce surtout à l’intervention de la princesse Lichnowsky, dont il acceptait volontiers, avec une soumission presque filiale, les affectueux conseils et les douces remontrances. On travailla ainsi de sept heures du soir à une heure du matin. Anéanti, Beethoven avait fini par se résigner aux coupures. Quand le sacrifice fut consommé et que le prince Lichnowsky fit ouvrir la salle à manger, où un souper était préparé, Beethoven soudain retrouva toute sa bonne humeur. »

Treitschke rapporte une autre scène encore, et non moins vivante. Elle a trait à la composition, — pour le troisième Fidelio, celui de 1814, — du grand air de Florestan (commencement du second acte). « Ce que je vais raconter ne sortira jamais de ma mémoire. Beethoven arriva chez moi, le soir, vers sept heures. Après avoir causé de divers points, il me demanda où j’en étais de l’air. Je venais d’en terminer les paroles. Je les lui tendis. Il les lut, et tout en marchant de long en large dans la chambre, il se mit à marmotter et à grommeler, comme il avait l’habitude de le faire, au lieu de chanter. Puis, brusquement, il alla au piano et l’ouvrit. Ma femme l’avait prié, combien de fois ! mais en vain, de jouer pour elle. Ce jour-là, après avoir placé mon texte sur le pupitre du piano, il commença de merveilleuses improvisations... Il semblait vouloir y conjurer le thème de l’air. Les heures passèrent. Beethoven continuait de jouer à sa fantaisie. On apporta le souper, qu’il avait accepté de partager avec nous. Il jouait toujours. Tard dans la nuit, il se jeta à mon cou et, dédaignant le souper pré- paré, il rentra précipitamment chez lui. Le lendemain, cette belle page de musique était achevée. »

Fidelio nous rappelle toujours cette maxime de Doudan : « Il faut aimer terriblement ses amis pour les voir. » Pour voir, pour entendre, pour lire Fidelio, c’est ainsi qu’il faut l’aimer. Le chef-d’œuvre lui-même a quelque chose, sinon de terrible, au moins de sévère. Des trois opéras qu’on pourrait appeler conjugaux (les deux autres étant Orphée et Alceste), celui de Beethoven est sans contredit le plus imposant, le plus dépourvu d’agrément extérieur et de parure. A ce drame souterrain et pénitentiaire, il manque l’air libre, le ciel et les marbres delà Grèce. Moins éclatant, plus renfermé que les opéras de Gluck, Fidelio n’a pas non plus le sourire divin des opéras de Mozart. La joie même, la joie finale, y est plus grave, plus voisine de la joie célébrée par la neuvième symphonie, que de cette joie un peu voluptueuse,