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jusque dans ses fonctions de chef du parti socialiste, mais aussi la cause non moins sacrée de l’ « ordre » politique et social. Comme son père et son grand-père, il aurait été un parfait « conservateur, » avec un mélange profond de mépris et de haine pour cet esprit « révolutionnaire » qui, du reste, n’a pas laissé de répugner toujours à sa nature éminemment méthodique, éprise de régularité et de discipline. Et pareillement il n’est pas douteux que le parti socialiste allemand ne serait pas devenu ce qu’il est à présent si les hasards de la destinée, en excluant le jeune Bebel d’une carrière où l’entraînaient à la fois son éducation et tous ses instincts, n’avaient pas mis à la tête du prolétariat d’outre-Rhin ce merveilleux organisateur, ce chef incomparable qui, pendant près d’un demi-siècle, après l’avoir activement rassemblé et « militarisé, » l’a tenu tout entier dans ses puissantes mains.


J’ai eu l’occasion de rencontrer deux ou trois fois Bebel, à Berlin, il y a environ une vingtaine d’années. Je l’ai vu d’abord, un soir, dans une maison où se trouvaient réunis quelques-uns des principaux orateurs et journalistes de son parti ; et je me souviens que mon impression de ce soir-là a été une surprise nuancée de dédain. A côté de l’homme d’action admirable que m’était apparu, en Bavière, M. de Volmar, — et dont je continue à croire, aujourd’hui encore, qu’il se serait élevé beaucoup plus haut dans tout parti où il lui aurait été possible d’employer plus efficacement son éminente supériorité intellectuelle[1], — à côté même de l’apôtre et du polémiste passionné que j’entrevoyais dans le vieux Liebknecht, celui que je savais être le véritable maître du parti me faisait l’effet d’un médiocre petit bourgeois, de mine pauvre et absolument dépourvu de toute physionomie personnelle. Maigre et sec, proprement vêtu sans l’ombre d’élégance, mais sans rien non plus qui rappelât chez lui l’ancien ouvrier, il avait un long visage triste, ou plutôt maussade, qu’encadraient une barbiche grise et d’épais cheveux gris. Tout au plus son regard et ses manières me révélaient-ils une étrange expression de méfiance, comme s’il se fût accoutumé à redouter un espion ou un ennemi dans chacune des personnes qui l’entouraient. A toutes les questions il répondait brièvement d’une voix ennuyée, baissant les yeux ou les détournant, avec l’allure inquiète d’une souris prisonnière qui eût guetté toutes les chances de s’échapper d’entre nos doigts. Et comme, avec cela, je

  1. Me sera-t-il permis de rappeler l’étude que j’ai consacrée naguère à M. de Volmar, comme aussi aux autres chefs du parti « démocrate-social, » dans le volume intitulé : Le Mouvement socialiste en Europe ?