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neuf mois. Il faut que je sois devenu bien infirme pour que cette étincelle électrique ne me rende pas toute ma vie. Dans le moment que je vous lis, mille idées me reviennent, mille éclairs traversent mes langueurs et mes ténèbres et je vous écris en esprit les lettres les plus vivantes. J’ai quelque chose à vous dire sur les insectes, sur les malades, sur les morveux, sur le passé, le présent et l’avenir. Mais le moment passe, et dès que je tiens la plume, il est passé. L’atonie revient, il n’y a plus que de l’encre, ou plutôt qu’une bourbe très épaisse dans mon encrier. J’y voyais tant de perles, tant de diamans, tant de feux. Rien, rien ; ma main est lourde, ma tête s’alourdit et tout ce que j’en peux tirer est un pesant article de journal. Je n’ai plus d’idées qu’à condition de n’en rien faire. On me dit toujours qu’on me tirera de là. Je le veux bien, mais je ne l’espère presque plus. Heureusement qu’il me reste le bon Dieu et vous que le bon Dieu m’envoie, et je ne sens point de diminution dans mon amour. C’est une grande consolation, une consolation qui suffit.

J’ai aussi la consolation de mes filles, également puissante, car elles sont également heureuses, chacune à sa façon, l’une bonne épouse de Dieu, l’autre bonne épouse du diable, mais du meilleur diable qui soit au monde, puisque c’est un diable qui aime sa femme et le bon Dieu. J’étais à la Visitation le jour du Sacré-Cœur, ma fille auprès de moi, mais la grille entre nous, c’est-à-dire l’océan. On disait la Messe. Je pensais que nous étions chacun dans notre tombeau. J’étais heureux ; seulement ce bonheur est un peu fort pour un névrosé. Je ne le souhaiterais pas à tous ceux qui ont des nerfs un peu faibles. On est coupé. C’est un bonheur pourtant. On se sent mourir. Je pensais ce que j’ai pensé souvent dans le même endroit : « Ce parfum est pour ma sépulture ; » il sera une onction qui effacera quelques péchés. Oh ! que c’est doux ; oh ! que cela brise et déchire ! Mais je ne suis pas assez pur pour être si grand. Chère amie, aidez-moi à remercier Dieu.

De retour à la maison, j’ai trouvé de belles groseilles que m’envoyait ma commandante ; des groseilles à grappes fraîches, saines et acides, d’un rouge transparent et foncé, semblables à de grosses gouttes d’un sang vermeil. En les voyant, quelques bêtes de larmes que j’avais pu retenir ont jailli de mes yeux. J’avais dans le cœur je ne sais quoi qui ressemblait à ces groseilles.