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Et ce n’est pas seulement sa propre personne morale, ce ne sont pas seulement ses propres souvenirs d’enfant, d’adolescent ou d’homme mûr que M. Anatole France prête à son héros, c’est sa philosophie. Cet aimable récit n’est pas simplement l’œuvre d’un conteur original, d’un artiste délicat ; c’est l’œuvre d’un homme qui a beaucoup lu, qui s’est attardé aux ouvrages des philosophes, même contemporains, et qui a longuement réfléchi sur le monde et sur la vie. A chaque instant, et d’une façon souvent inattendue, il nous ouvre des vues, des aperçus sur toute sorte de questions morales ou métaphysiques. Si, sur quelques points de détail, ses convictions d’antan ont été ébranlées, si, par exemple, il professe maintenant un très curieux scepticisme historique, le fond de sa pensée sur les choses et sur l’homme n’a guère changé, et il nous l’insinue sous les plus divers prétextes. Seulement, comme il est maintenant en veine d’indulgence, de douceur et même d’optimisme, au lieu de nous présenter sa philosophie sous son aspect farouchement ironique et même cruel, il nous en découvre l’aspect tendrement mélancolique et même consolant. Peu s’en faut même que, par une ingénieuse équivoque, il ne se rallie, en dernière analyse, à la robuste et confiante sagesse des simples :


D’où vous êtes aujourd’hui, Clémentine, dis-je en moi-même, regardez ce cœur maintenant refroidi par l’âge, mais dont le sang bouillonna jadis pour vous, et dites s’il ne se ranime pas à la pensée d’aimer ce qui reste de vous sur la terre. Tout passe, puisque vous avez passé ; mais la vie est immortelle ; c’est elle qu’il faut aimer dans ses figures sans cesse renouvelées. Le reste est jeu d’enfans, et je suis avec tous mes livres comme un petit garçon qui agite des osselets. Le but de la vie, c’est vous, Clémentine, qui me l’avez révélé[1].


Et l’on se rappelle les dernières lignes du livre, que M. Lemaître ne pouvait jamais lire » sans un grand désir de pleurer : »


Dieu vous bénisse, Jeanne, vous et votre mari, dans votre postérité la plus reculée. Et nunc dimittis servum tuum, Domine.


Resterait à savoir si la simple adoration de la vie immortelle dans ses figures mortelles et sans cesse renouvelées conduit bien à une conclusion de ce genre. Mais que M. France ait failli

  1. Le Crime, etc., éd. originale, p. 131. Le texte a été un peu modifié dans les éditions actuelles.