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classes de voyageurs. Le progrès en effet n’agit pas nécessairement et comme fatalement au profit de la foule. Ce serait une idée très fausse de le croire ; et c’est cependant une idée très répandue, parce que les inventions contemporaines ont eu pour résultat d’améliorer le sort de la masse, — en beaucoup de domaines, sinon dans tous, — d’en conclure que la marche de ce qu’on nomme « civilisation » profite naturellement au plus grand nombre. Il y a eu dans l’antiquité des « civilisations » très avancées qui n’ont jamais profité qu’à une élite ; il y en a eu dans l’Europe moderne, dont le développement même opérait au détriment du plus grand nombre des individus, et ç’a été le cas de la France où la condition des salariés était bien pire au XVIIIe siècle qu’au XVe.

De ces phénomènes économiques personne n’est responsable : suivant que les inventions portent sur la qualité ou sur la quantité, suivant que le bien-être créé par elles est cher ou bon marché, elles augmentent ou diminuent l’écart entre les hommes, elles distancent les classes ou les rapprochent. Il y avait à coup sûr moins de distance entre les rois et les bergers du XIIIe siècle, qui voyageaient à cheval, qu’entre le maréchal de Richelieu voyageant dans sa « dormeuse, » chaise de poste suspendue avec un système de rouleaux et de cordes à boyaux, dans laquelle quatre armoires étaient pratiquées avec toutes les commodités d’un homme malade dans sa chambre, et les gens peu fortunés réduits à se faire lier sur l’impériale de la diligence. « L’idée seule d’aller sur cette fatale impériale me fait frémir, » dit la fille d’un petit marchand, réduite avec son père à en passer par là parce qu’ils ne peuvent attendre jusqu’à la semaine suivante une place dans l’intérieur (1765) ; « quoique liée, j’aurai peur à en mourir et puis l’espèce d’opprobre qui s’attache, peut-être sottement, à voyager ainsi me donne le frisson. »

Les financiers, les riches seigneurs, possédaient une « berline anglaise » ou « allemande, » avec cave et pont pour les malles ; les unes avaient un lit, d’autres quatre bons fauteuils. Comme dans le carrosse qui servit à la fuite de Varennes, d’utiles accessoires y figuraient : cuisinière en tôle, cantine en cuir pour bouteilles, coffres en noyer garnis de tuyaux d’aisance, etc. Pour traîner au galop ces vastes machines, il en coûtait bon : 700 francs de Calais à Paris ; « mais le coche ordinaire, dit un étranger, est un véhicule qu’aucun homme soucieux de ses aises ne consentirait