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de nos troupes que nous devons les apparences de prospérité dans les villes, et les navires dans les ports ! Croyez-moi, le Maroc n’est pas l’Eldorado qu’on nous a vanté. Comme tant d’autres, j’y vivrais d’expédiens si je n’avais eu la chance d’arriver au bon moment et de fonder la succursale bien achalandée d’une grosse maison d’alimentation. J’ai pour cliens les postes jusqu’à Fez, et les chameaux que je loue à la Direction des Etapes augmentent mes profits. »

Pointis écoutait avec surprise ce colon désenchanté. Mais il observa le teint jaunâtre, le souffle court, et cette acrimonie insolite lui parut causée par un estomac capricieux. Soudain, le notable commerçant s’excusa. Pointis le vit se précipiter vers un client dont l’arrivée mettait en émoi le personnel du magasin. Le nouveau venu acceptait avec condescendance les affabilités obséquieuses du caissier, l’empressement des commis, la courtoisie agitée du patron. Avec une sollicitude inquiète, des jeux de mains expressifs, celui-ci s’informait : « Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur Salomon ? Comment allez-vous, monsieur Salomon ? Quelle agréable surprise, monsieur Salomon ! Dans un bourdonnement d’amabilités, les deux hommes se dirigeaient à petits pas vers l’arrière-boutique transformée en bureau. Pointis devina qu’un duel savant d’intérêts et de ruses allait s’y engager. Il en prévit le résultat, car l’astuce du marchand de conserves lui semblait inférieure à la roublardise de M. Salomon. Naguère, lors de son retour de Fez, il en avait observé les effets variés. Aujourd’hui, Pointis avait eu de la peine à reconnaître dans son costume européen bien coupé, dans son allure désinvolte, le Youddi à la souquenille malpropre, aux regards fuyans, aux gestes peureux, qui lui vendait fort cher les inévitables souvenirs de voyage, tapis de Rabat, turqueries allemandes, vieilles monnaies truquées. De brocanteur insinuant et cupide, M. Salomon était devenu grand négociant. Il accaparait les terrains, agiotait sur les grains et sur les peaux, soutenu maintenant par tous les douros de sa communauté, joyeusement extraits des cachettes où la prudence de ses frères, autrefois exposés aux brutales reprises, les avait enfouis.


Pointis en fut attristé. L’envie de repartir aussitôt pour la France l’effleura un instant. Puis, comme il descendait vers le