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29 mars 1876.

Hélas ! je n’ai pas du tout ronflé, ma très chère amie, au contraire. En plein jour, dans mon lit, j’ai geint. Il me semblait avoir dans la jambe quelque mauvais diable qui faisait joujou avec mes nerfs. Qu’est-ce que cela ? Quelle plaisanterie originale, mais détestable ? Je n’ai jamais éprouvé rien de pareil ! J’ai fini par m’informer. C’était la goutte. Je n’y pouvais croire. Comment, la goutte ? Je suis vieux, c’est vrai. Mais je ne suis ni vieux soldat, ni vieux riche, ni vieux gourmand, ni vieil ivrogne. C’était la goutte pourtant. On m’a dit qu’elle prend même les vieux sobres, même les vieux pauvres, même les vieux platoniques, et qu’enfin elle m’avait pris. — Mais, docteur, vous voulez rire. Il y a à peine cinquante ans que je faisais queue à la porte du théâtre Madame, pendant des heures, pour voir Yelva. Je m’en souviens comme d’hier. J’avais diné d’un pain de deux sous et d’une pomme, je ne pouvais pas même ajouter à cet ordinaire un verre de coco. Où voulez-vous que la goutte ait pu me prendre ? Jamais personne ne s’est tenu plus loin d’elle. — Toujours est-il que vous l’avez ; mais elle est bénigne, très bénigne, et j’espère qu’elle vous fera du bien. — Il est vrai qu’elle m’a presque laissé après huit jours de caresses, dont les trois premiers seulement ont inquiété mon ignorance. Après cela, elle est partie lentement. Seulement, elle semble me dire : Je reviendrai ; et me voilà goutteux. Je me suis vu le pied voilé d’une prodigieuse pantoufle, la jambe étendue sur une chaise, comme dans les gravures anglaises. Je voulais fermer le poing et lâcher quelque honnête juron anglais, pour compléter la ressemblance. Quelle situation pour un amoureux d’Yelva ! II me semble qu’un amoureux d’Yelva peut tout au plus être affaissé dans un fauteuil, avec le bras en écharpe, et que la goutte cachée sous cette monstrueuse pantoufle n’a nullement la poésie dont Scribe revêt ses belles inspirations. Néanmoins, je pensais tout de même à Yelva, et je la voyais avec quelque plaisir, m’apportant une prière pour la bonne mort. Ainsi je rétablissais le tableau plus sérieux et plus touchant que Scribe ne l’avait tracé. C’est le gros Duprez qui devrait avoir la goutte.

Voilà mes nouvelles. Elles ne sont pas mauvaises, puisque, sans être morts, nous ne manquons pas de bonnes intentions de bien mourir. J’ai profité de ma goutte pour réciter beaucoup d’Ave