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bronze, au sang brûlé, aux yeux noirs comme ses cheveux, des yeux profonds de trente siècles de vie endormie. Un vieillard s’approche aussi et, sur ma demande, compte jusqu’à dix dans sa langue ; il emploie, à de très faibles variantes près, les termes de la numération en sanscrit. Pauvre épave aryenne, ancêtre arrêté si loin derrière nous, que de chemin nous avons fait depuis toi ! Nous ne pouvons te renier, vieux père, tes mots sont nos mots, tes traits sont nos traits ; cependant tu erres dans notre monde comme un étranger, portant partout avec toi ton Inde fabuleuse.

Un peu plus loin nous relayons dans un hameau ; les chaumières basses, en troncs de sapins ou en clayonnages, ont encore l’humble apparence des villages russes ; à mesure qu’on avance en Ukraine, la maison petite-russienne prend un air plus aisé sous son blanc crépi de chaux. Le maître de l’auberge est un ancien serf des hôtes chez qui je me rends ; il a été libéré avant l’émancipation, a gagné une petite fortune ; maintenant ses deux fils commencent le latin, pour aller achever leurs études classiques et conquérir leurs diplômes au gymnase de Moscou.

Voilà une belle évolution, dira-t-on, en moins de vingt ans, du servage à l’étude du latin ; sans doute c’est très séduisant : est-ce aussi pratique ? D’abord, je voudrais bien que ces jeunes gens m’expliquassent ce qui peut les rattacher à notre vieux tronc latin ; pour nous qui sommes nés de ce tronc, ce serait un suicide intellectuel que de l’abandonner ; mais eux, les Russes orthodoxes, ces Gréco-Slaves, qu’ont-ils de commun avec lui ? Ni la langue, ni la religion, ni le droit, ni le génie national.

Toutes leurs racines sont ailleurs ; pourquoi bâtir leur monde moral sur cette base artificielle ? Et puis je demande à Ivan ce qu’il fera de ses fils diplômés ; il ne sait pas trop ; je crois bien qu’il se répond tout bas à lui-même : des fonctionnaires.

Mais enfin peu importe, on verra après ; le principal est d’avoir le diplôme. — Oui, le diplôme des ambitions déçues. — Songez donc, Ivan, qu’il y a dans la sainte Russie des milliers de braves gens comme vous, qui ont des milliers de fils, lesquels auront des milliers de diplômes et feront des milliers de fonctionnaires : sur qui fonctionneront-ils ? Ah ! si vous aviez envoyé vos gars à l’école professionnelle pour recruter d’abord cette armée de l’industrie qui vous manque, pour former une bourgeoisie indépendante, je vous applaudirais des deux mains. Eux,