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courtisan de l’opinion, il ne craignait pas de la heurter ; dût-il rester seul, il disait ce qu’il croyait devoir dire. Peut-être ne lui déplaisait-il pas trop de se sentir très loin du vulgaire profane : les prophètes ont toujours été secrètement flattés de prêcher dans le désert ; ils sont, par essence, des isolés ; ils ne sont pas des conducteurs d’hommes, et, si la masse les écoutait, ils perdraient leur raison d’être. Anatole Leroy-Beaulieu avait une aversion instinctive pour les idoles de la foule. Il ne partagea « l’engouement » public ni pour Boulanger, ni pour Skobeleff, « un Boulanger qui avait gagné des batailles. » Nous avons vu qu’après avoir été l’un des promoteurs de l’alliance franco-russe, il a jeté sur les entraînemens exagérés des avertissemens utiles. Il ne vibre pas avec l’âme populaire ; il ne change pas avec l’opinion, cette « reine évaporée » de notre époque. Pendant « l’affaire Dreyfus, » il ne prit pas parti publiquement, s’efforçant de juger de haut, de planer au-dessus des passions déchaînées. Ses préférences ne se traduisaient jamais en paroles sonores, en périodes bien équilibrées, comme celles de cet autre « libéral » qu’était Emile Ollivier. Il a dit lui-même qu’il « n’avait rien de l’avocat » et il a dit vrai. Il n’était pas non plus homme de parti ; aussi les partis ne l’ont-ils pas accueilli et est-il resté en dehors des assemblées politiques. Il était mauvais candidat, même, dit-on, à l’Académie française, où il aurait vivement souhaité d’entrer et où il aurait été à sa place.

Ce qui demeure, en définitive, de lui, c’est surtout, — outre son grand ouvrage, — ce qui, tout d’abord, ne frappe pas le regard : son exemple, son enseignement, ses élèves. Cette haute et douce figure était celle d’un patriote, d’un bon ouvrier de la grandeur nationale, qu’il ne séparait pas du progrès et du bonheur de l’humanité. Et s’il est vrai de croire, avec l’Évangile, que le Royaume de Dieu est inséparable de sa justice, il convient de dire, de ce grand passionné de justice, qu’il a travaillé de toute son âme à l’avènement du Royaume de Dieu.


RENE PINON.