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soit ? — plus montrent d’impatience et de résolution ses défenseurs ; plus ils sont humbles avec l’art et orgueilleux avec les hommes. Ils gardent la forteresse. Ce n’est pas leur faute, s’ils ont dû transformer en forteresse d’ésotérisme la cathédrale ouverte d’abord à tout venant : les barbares saccageaient ce qu’on leur offrait à regarder et pillaient au lieu de rêver leurs oraisons. Pour protéger la merveille fragile des statues saintes, la cathédrale d’Albi a des murailles formidables de citadelle. Peut-être le temps est-il venu où le service de la littérature prend un caractère héroïque. Attaquée par des ennemis, évidens quelques-uns, les autres non, et par des maladroits, et par des sournois, la littérature a ses paladins : le condottière Caërdal est l’un d’eux.


Seulement, on s’épouvante ; et l’on dit que voilà le plus dangereux mandarinat, ces paladins étant des mandarins. Soyons calmes : nous avons peu de mandarins, à l’encontre des foules. On craint que, séparée des foules généreuses et, enfin, de la vie abondante, la littérature ne s’étiole. Magistral souci des bons vivans !… M. André Suarès a maintes fois dénoncé ce malin sophisme. Dans ses deuxièmes essais Sur la vie, il écrit : « La poésie n’est rien, sinon la vie idéale. C’est donc la vie réelle, en sa réalité supérieure. L’art est le salut de la nature, l’accomplissement de la vie. On ne peut opposer l’art à la vie. » Et, dans le Voyage du Condottière : « Il n’y a pas de grands peintres, ni de grands poètes : il n’y a que de grands hommes. » Ailleurs encore, dans la troisième série des essais Sur la vie : « Les mots vivans font le poète et l’écrivain. Ils font aussi l’homme qui pense. Poésie, ce n’est pas de chercher des rimes sous la lune ; mais le don de sentir la vie par soi-même, et d’exprimer ce qu’on sent… Les mots pleins, l’os avec toute sa moelle de sens, de nature et d’image, les mots ne sont pas un chiffre abstrait pour l’homme véritable, qui est le poète. » Oui, le sophisme est de prétendre que la littérature, menée à sa perfection, se sépare de la vie. N’est-elle pas l’art des mots ? et les mots ne sont-ils pas les signes de la réalité ? Mais, dit-on, la différence est de la réalité aux signes : si vous prenez les signes pour la suprême réalité, vous perdez de vue la réalité authentique. Plaisanterie ! L’intelligence humaine, — et concevons-nous un autre mode intellectuel ? — ne saisit pas la réalité même : elle en saisit les signes. Plus il y a de réalité dans les signes qu’elle en attrape, et aussi plus elle saisit de réalité. Or, la littérature vraie consiste à mettre dans les mots toute la réalité qu’ils peuvent contenir ; plus exactement, à ne pas méconnaître la