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le voit, ce n’est pas le badinage que flétrissent les bons vivans et hommes d’action. D’ailleurs, ne l’a-t-il pas déclaré ? homme d’action, il le serait : « Il n’a jamais eu une pensée pour la politique, sans frémir de ne pas tenir l’empire. Il a toujours été partagé entre la passion des héros et celle des saints. » M. André Suarès ajoute : « C’est pourquoi il était artiste. »

M. André Suarès s’amuse de ce Caërdal qu’il a créé à sa ressemblance mentale, et comme un emblème plutôt que comme un portrait de ses velléités profondes. L’emblème agrandit gaiement le portrait. Ramenons à leur exacte signification les velléités emblématiques de Caërdal. Faute d’être le héros et l’empereur, il est le condottière de la beauté : c’est que, présentement, Caërdal ne trouve pas, dans nos circonstances, l’occasion d’agir et d’être à sa guise efficace. Il accuse la plèbe indocile et constate que, pour penser, il faut être seul. Il accuse l’époque et la démocratie. Il s’est retiré hors du monde où certains fantoches se croient si actifs et le sont peut-être : mais ils sont, dans l’anarchie, des agens de désordre ; et faire du désordre, ce n’est point agir. L’action véritable, c’est l’empire de l’ordre sur le désordre. Il faut donc aller autre part ; et la littérature est l’alibi, l’unique alibi. Je crois que Caërdal approuve Salluste qui, écarté de la politique, déclare aussi belle que le gouvernement l’histoire. Il donne à la pensée de Salluste un sens plus large encore : il affirme l’identité de la littérature et de l’action ; s’il les distinguait, ne serait-ce pas pour attribuer à la littérature, synthèse de toute la réalité active, la suprématie ?


C’est pourquoi Caërdal est artiste. Examinons les victoires du condottière. Chacun de ses livres est l’une de ses conquêtes. Eh bien ! ses conquêtes, on peut les distribuer ainsi : conquête de la nature, conquête des hommes, conquête de soi ; et puis le règne.

Conquête de la nature : le Voyage du condottière et le Livre de l’Émeraude. Le condottière s’est emparé de l’Italie et de la Bretagne. Dans le Livre de l’Émeraude, la Bretagne a son charme, sa couleur et ses nuances. Elle apparaît comme « la plus noble terre qui soit dans le Nord, à la fin des temps où il y eut des peuples singuliers et des provinces libres ; » elle mire sur l’Océan « sa figure de sirène mélancolique : » mourante, la belle émeraude jette son dernier feu. M. André Suarès l’a peinte quatre-vingt-une fois ; ou bien il a consacré à ses divers aspects quatre-vingt-une études, chacune achevée comme un tableau : dans cette variété, nous apercevons l’unité d’une âme, celle de la Bretagne, que révèlent tantôt un paysage, tantôt l’un de ses