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III

Pour nous épargner sans doute la peine de dégager la philosophie qui est comme enveloppée dans toute cette série d’œuvres, M. Anatole France a pris soin de la formuler directement lui-même en deux volumes qui se complètent très bien l’un l’autre, les Opinions de M. Jérôme Coignard et le Jardin d’Épicure. Il suffit d’exprimer la substance de ces deux ouvrages pour connaître exactement à cette date, entre les années 1886 et 1897, le fond de la pensée du subtil écrivain.

« Les Opinions de Jérôme Coignard, a dit M. Jules Lemaître, sont assurément le plus radical bréviaire de scepticisme qui ait paru depuis Montaigne. » Je ne sais si, comparés aux Opinions, les Essais eux-mêmes ne pourraient point passer pour un livre dogmatique. Montaigne, évidemment, ne croit pas très fortement à beaucoup de choses ; sa critique laisse pourtant debout plus d’idées essentielles qu’il ne semble à première vue. Avec M. France, au contraire, on a perpétuellement l’impression qu’on nage en plein nihilisme, et quand on vient de le lire, on cherche en vain une seule idée dont il n’ait point sapé la base. Même les notions qu’il a l’air, je n’ose dire de respecter, tout au moins de réserver et de mettre à part, je ne sais comment, il se trouve à la fin les avoir enveloppées avec les autres, — et plus que les autres peut-être, — dans sa raillerie universelle. Personne, par exemple, n’a condamné plus fortement l’esprit révolutionnaire, n’a plus vivement raillé les « grands principes, » les « droits de la démocratie, » « ces sottises qui parurent augustes et furent parfois sanglantes ; » personne n’a plus âprement dénoncé l’absurdité, la vanité, l’inutilité des changemens politiques et sociaux : un autre eût tiré de semblables prémisses l’apologie de l’esprit « conservateur, » le rappel à la tradition, l’exhortation aux vertus sociales ; ce qu’il prêche, lui, ou, plus exactement, ce qu’il suggère, c’est proprement l’esprit anarchique. Pareillement, M. Jérôme Coignard ne perd pas une occasion d’affirmer son grand respect pour « les principes chrétiens et catholiques, » et, « pour son salut, » il se félicite de n’avoir « point appliqué sa raison aux vérités de la foi. » Le bon apôtre ! Si la religion, — que ses mœurs d’ailleurs n’honorent guère, — n’avait pas d’autre représentant ou d’autre défenseur