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et joués à Paris. Cette ignorance lui était commune avec toute la génération des beaux esprits du XVIIIe siècle, au milieu desquels elle avait grandi et brillé dans sa première jeunesse. Pour toute cette génération, la littérature anglaise était, en fait de littératures étrangères, presque la seule qui existât. On sait les larmes que non seulement les femmes, mais les hommes sensibles versaient sur les infortunes des héroïnes de Richardson et l’enthousiasme qu’inspiraient les vertus de ses héros. À son entrée dans la vie, Mme de Staël avait partagé cette admiration : « L’enlèvement de Clarisse, disait-elle, a été un des événemens de ma jeunesse. » Mais ce n’était encore que l’engouement d’une jeune fille romanesque qui s’éprenait d’une égale passion pour la Nouvelle Héloïse et dont les lettres sur Jean-Jacques Rousseau furent le premier écrit. Quelques années devaient encore s’écouler avant que son goût pour la littérature du Nord se développât. Cette littérature convenait à certains côtés de sa nature, à la fois ardente et triste, accessible aux plus nobles passions humaines et toujours prête à s’y livrer, mais entretenant aussi le sentiment du néant de la vie et tourmentée du problème de la destinée. On sent le changement apporté par les années, lorsqu’en 1800 elle publia son ouvrage intitulé : De la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales. « La poésie mélancolique, écrit-elle, est la poésie la plus d’accord avec la philosophie. La tristesse fait pénétrer bien plus avant dans le caractère et la destinée de l’homme que toute autre disposition de l’âme. Les poètes anglais qui ont succédé aux bardes écossais[1] ont ajouté à leurs tableaux les réflexions et les idées que ces tableaux doivent faire naître, mais ils ont conservé l’imagination du Nord, celle qui plaît sur le bord de la mer, au bruit des vents, dans les bruyères sauvages, celle enfin qui porte vers l’avenir, vers un autre monde, l’âme fatiguée de sa destinée. L’imagination des hommes du Nord s’élance au delà de cette terre dont ils habitent les confins ; elle s’élance à travers les nuages qui bordent leur horizon et semblent représenter l’obscur passage de la vie à l’éternité. » Elle trouvait que la poésie anglaise savait mieux parler la langue de l’amour que la poésie grecque ou italienne. « Les vers de Thompson, a-t-elle écrit également, me touchent plus que les

  1. Comme toute sa génération et en particulier comme Bonaparte, Mme de Staël admirait beaucoup Ossian, dont les poèmes passaient encore pour authentiques.