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La correspondance se poursuit sur ce ton entre eux pendant plus d’une année. Villers continue de témoigner un profond mépris pour « les petits littérateurs parisiens » et d’exalter la littérature et les institutions allemandes, en particulier « le superbe code prussien, le plus humain et le plus républicain de ceux qui existent. » Il se félicite de la résolution que Mme de Staël a prise d’étudier la langue des « laborieux Germains. » Quel sort l’esprit germain n’a-t-il pas à attendre lorsqu’elle aura « l’entrée dans son territoire ? » Comme il voudrait lui servir de guide ! Pourquoi ne vient-elle pas en Allemagne, car lui-même ne pourra revenir à Paris avant un an ? Il termine ainsi une autre lettre :

À Paris, l’on brille, l’on est admiré ; on a des autels et un culte. En Allemagne, on médite, on vit isolé, on pâlit dans le culte silencieux du vrai. Serions-nous pas par hasard tous deux à notre place ? Mais je sens que ma place serait aussi de me trouver confondu parmi vos admirateurs. C’est un sort auquel je n’échapperai pas, tôt ou tard et au-devant duquel je courrai avec dévotion et empressement[1].

Le 16 novembre, Mme de Staël lui répond :

… Pourquoi ne venez-vous pas à Paris cette année ? Vous faites des projets à un an de distance, et douze ans de révolution nous ont dégoûtés de croire à l’avenir. J’ai peut-être plus que vous de l’indignation contre tout ce qui se montre en France, et si nous causions au lieu d’écrire, je vous satisferais au moins. Mais je suis née dans ce pays ; j’y ai passé ma vie ; je suis encore assez jeune pour avoir besoin d’être bien aimée et pas assez pour recommencer une destinée nouvelle. À trente-deux ans, les souvenirs troubleraient les espérances, quand il serait vrai qu’on aurait encore assez de vivacité pour en concevoir. Cependant si, au lieu de Lubeck, vous habitiez une ville d’Allemagne un peu plus rapprochée de l’habitation de mon père, je serais tentée d’aller vous y voir et de voir avec vous les hommes distingués de l’Allemagne. Je serais tentée de l’Italie, de l’Allemagne, de tout hors la France, et c’est en France que je vais. On a, je le crois, un amour mystérieux pour sa patrie : on erre partout ailleurs.

Aussi Mme de Staël ne peut-elle comprendre que Villers s’obstine a demeurer à Lubeck et qu’il songe même à s’y établir définitivement :

Est-il vrai que vous devez avoir je ne sais quelle place à Lubeck qui doit

  1. Archives de Broglie, 3 nov. 1802. Cette lettre n’a pas été comprise par M. Isler dans sa publication. Peut-être le brouillon n’en existe-t-il pas à Hambourg.