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quelques instans, le poids qui m’accablait. Nous continuâmes le lendemain notre route jusqu’à Metz. »

Elle y arrivait le 20 octobre. Le jour même, elle écrivait à son père :

Metz, ce 26 octobre 1803.

Quelle triste date, cher ami, pour une personne qui a laissé ses habitudes, ses amis, un appartement charmant, tout ce qui pourrait faire jouir de la vie et qui voit tout cela remplacé par une vie errante et si peu conforme à ses goûts. Benjamin m’a rendu dans cette circonstance un service que rien ne peut exprimer. J’étais hors d’état d’exister par moi-même, et je ne pouvais aller te rejoindre sans te porter un genre de peine si profond que peut-être elle eût altéré mon caractère et m’eût rendue injuste pour tout le monde, amère sur le passé et décourageante sur l’avenir. Il vaut mieux se secouer pendant six mois.

M. Villers, homme de beaucoup d’esprit véritablement, que j’ai trouvé ici, m’assure que je serai très bien en Allemagne ; il faut en essayer. Mes amis du gouvernement me disaient beaucoup qu’il fallait rester en France, ne pas aller à Genève pour ne pas se replacer où l’on était avant, mais choisir une ville de province pour s’y établir. Il me semble que je ferais là une très sotte mine, n’étant ni chez toi ni chez moi, ni en voyage ; c’est aussi par trop débonnaire. J’ai eu un moment l’idée de m’arrêter ici, mais depuis que j’y suis, depuis quelques heures seulement, je sens déjà combien ce serait ridicule. J’écris donc à Strasbourg pour avoir tes lettres s’il y en a et je continuerai ma route pour Francfort dans quatre jours ; c’est là que je te prie de m’écrire sous l’adresse de M. Maurice Bethman à Francfort.

Benjamin va avec moi jusques-là, et là j’espère trouver un autre compagnon ; il n’y aura plus d’ailleurs que six jours de marche pour se rendre à Berlin, et six jours seront bientôt passés. Je te demande seulement à Francfort beaucoup de détails sur ta santé, et, si tu es bien, des consolations fortifiantes pour ma route. De l’incertitude, là, serait ce qui me ferait le plus de mal ; je tiens mon âme à deux mains, il ne faut pas m’ébranler. Je reste ici six jours pour avoir une réponse de Strasbourg ; il m’en faudra quatre pour aller à Francfort ; j’y arriverai le jour où tu recevras cette lettre et j’y resterai six jours pour avoir ta lettre ; voilà du moins mon projet actuel, sauf les changemens, mais dans tous les cas ne m’envoie personne à Francfort. Je tâcherai de ne dépenser que les mille écus par mois que je tirerai sur M. Foucault[1] ; le voyage sera plus cher, mais je compenserai cela ensuite par le séjour. Au mois de juin, je reviendrai et, pendant ce temps, tu auras réfléchi si tu as un moyen de me faire revoir Paris, car j’ai senti plus que jamais qu’il n’y avait de bonheur pour moi que là, si tu y étais. Tu me diras, n’est-ce pas, si rien ne m’est arrivé de Robert[2] ; ce silence est inconcevable.

  1. Foucault de Pavant était le notaire de M. Necker.
  2. Je n’ai pu découvrir quel était le personnage plusieurs fois désigné par Mme de Staël dans ses lettres sous le nom de Robert.