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Si je n’avais pas contre Genève une maladie de pays[1], une horreur qui tient à l’idée que la fatalité me conduira là, je serais volée vers toi cent fois, mais dans ce pays-ci, où il y a mille fois moins d’esprit qu’à Genève, je me sens mieux ; mes nerfs sont ébranlés sur la Suisse comme sur un mauvais génie, et cependant mon bon ange est là ! Je rouvre ma lettre pour te dire que je suis convenue avec Foucault qu’il se payera de cent louis pour la succession de M. de Staël, sur le deuxième payement de M. Maret[2].


Ce 7 novembre.

Je commence une lettre pour toi que je ne finirai, mon ange, qu’après avoir eu la réponse de Bosse. Il y a un mot dans ta dernière lettre qui m’a fait pleurer pendant vingt-quatre heures : on me méprise dans ma vieillesse. Grand Dieu ! ne sais-tu pas ce que l’univers entier répondrait à cela, et peux-tu me briser ainsi le cœur ? Je te dirai, sur ma jeunesse, que M. Rœderer a dit à un de mes amis : « que mon renvoi n’était qu’une mesure de police contre une tricoteuse de faux bruits. » J’ai eu, je l’avoue, un mouvement de fureur à ce mot, mais il me semble que tout ce qu’il a d’infâme m’a calmée. On a rappelé le duc de Laval ; on dit que c’est M. de Luynes qui l’a obtenu, mais je crois que c’est une compensation pour Mathieu, mais il ne la reçoit pas comme compensation. Le Premier Consul a dit dimanche dernier en parlant de l’offre qu’avait faite, au gouvernement anglais, M. le Comte d’Artois de servir avec lui : « Je commande 700 mille hommes ; eh bien ! ni moi, ni le Tribunat, ni le Sénat, ni toutes les autorités réunies nous n’aurions la puissance de rétablir les Bourbons, tant l’opinion est contre eux. » Une femme gentille a dit : « On renvoie Mme de Staël comme femme d’esprit ; on nous prend donc toutes pour des sottes. » Ma cousine me mande que tout ce qui se dit à Genève sur mon histoire me déplairait. — Quel pays malveillant que celui-là ! Ici où je n’ai aucun lien, je suis comblée de marques, d’égards, mais vive la France ! Il est vrai aussi que j’ai trouvé ici un homme vraiment distingué, Villers, et que sa conversation a été une grande distraction pour moi. C’est un homme qui, après Benjamin, est de première ligne ; il a une vénération pour toi qui t’aurait plu. Le maire d’ici, à qui je disais en causant qu’on avait donné ton livre comme une raison de mon exil, m’a répondu : « Il se devait peut-être de le publier. » Un homme arrivé de Paris et capable de parler a dit qu’on disait

  1. Ce n’est pas sans quelque hésitation et regret que je publie ces jugemens si peu favorables et si injustes de Mme de Staël sur Genève. Mais je ne me reconnais le droit de rien retrancher de ses lettres. Elle se croyait l’objet d’une malveillance systématique de la part des Genevois et le leur rendait avec usure. Il se peut que la liberté de ses allures et la hardiesse de ses opinions eussent un peu scandalisé la bourgeoisie aristocratique, calviniste et assez formaliste de Genève et qu’on le lui eût fait sentir. Il faut tenir compte aussi de ce que ses nerfs étaient ébranlés, comme elle le dit. Elle craignait toujours d’être exilée à Genève, et condamnée à n’en plus sortir. Elle n’en rendait pas moins justice aux mérites intellectuels des Genevois. C’est ainsi que, plus tard, pour expliquer la fréquence des maladies nerveuses à Genève, elle dira « qu’il y a plus d’esprit que d’espace pour le contenir. « Elle contracta à Genève de solides amitiés. Peut-être quelque jour reviendrai-je sur le sujet de ses rapports avec Genève et les Genevois.
  2. Maret, le futur duc de Bassano, avait acheté une ferme à M. Necker.