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temps triomphera l’union libre, que le mariage ne subsistera plus que « chez les Cafres, » et que, « quoi qu’en disent les Cafres, il faut subordonner la société à la nature et non, comme on l’a fait trop longtemps, la nature à la société[1]. » Nous autres, naïfs ou médiocres esprits, nous nous imaginions que ce sont précisément les Cafres qui subordonnent aujourd’hui la société à la nature ; et voilà qu’on nous engage à les imiter ! Cette engageante théorie aurait été du goût de Diderot. Et enfin, si le biographe de Sylvestre Bonnard avait eu quelque scrupule à aller, dans ses contes comme dans ses autres écrits, jusqu’au bout de sa pensée, nous n’aurions pas eu Crainquebille, et, à bien des égards, il faut avouer que c’eût été dommage.

Crainquebille, c’est le Candide de M. France, et, en son genre, c’est un petit chef-d’œuvre. On connaît l’histoire de ce « pauvre marchand des quatre-saisons » qui, accusé à tort par un « sergot » monomane d’avoir crié : « Mort aux vaches ! » passe en correctionnelle, est condamné à quinze jours de prison, malgré la déposition contraire d’un honnête médecin, et renié par ses anciennes clientes, aigri par le malheur immérité, devient alcoolique, et rêve de retourner en prison où du moins il ne souffrait ni du froid, ni de la faim. Histoire aussi navrante qu’elle est peu vraisemblable, mais histoire admirablement contée, et dont tous les détails concourent à nous suggérer l’idée que la société humaine est mal faite, que la sottise et le pharisaïsme en sont les bases indestructibles, qu’elle a été littéralement inventée pour opprimer les faibles, que les erreurs judiciaires ne sont pas l’exception, mais la règle, qu’elles sont conditionnées par le fonctionnement même de l’appareil social, et qu’en un mot « Vive l’anarchie ! » Je ne m’étonne pas qu’on ait trouvé Crainquebille dans le repaire d’un des plus sinistres compagnons de la « bande tragique ; » il y a des coïncidences symboliques, et que le pur hasard ne suffit pas à expliquer.

Les contes et nouvelles de M. France ont toujours été des « divertissemens » ou des « intermèdes » entre des œuvres de plus longue haleine ; et c’est ainsi qu’après ce « roman, » ou plutôt ce recueil de souvenirs, suivis de notes de voyage, qu’il a intitulé Pierre Nozière (1899), il nous a donné l’Histoire comique (1903), l’Ile des Pingouins (1908) et les Dieux ont soif (1912).

  1. Sur la pierre blanche, p. 299-300.