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nature. L’âme de la vieille France était charmante : elle s’est incarnée dans une bergère, et l’on a vu alors l’être le plus doux, le plus ingénu, le plus fin, le plus généreux qui ait vécu sur la terre. Jeanne était, de son temps, la meilleure créature qu’il y eût en France, mais tout le monde lui ressemblait dans le royaume. Et elle était la pensée de tous ; elle portait en elle le génie de tous. C’est pourquoi elle fut obéie et suivie[1].


Il est peut-être regrettable que l’ingénieux écrivain n’ait point achevé et publié sa Jeanne d’Arc au temps où il n’admettait pas l’existence des « deux Frances, » où il n’avait pas « d’ennemis à droite : » le livre y eût gagné une unité de ton, une générosité et une largeur d’inspiration qu’il n’a plus, ou plutôt qu’il a perdues en route.

Et l’on peut se demander ce qui, dans la vie et la personne de Jeanne d’Arc, a pu séduire et attacher le biographe de maître Jérôme Coignard ; car enfin, il semble bien que si la Pucelle avait pu choisir son historien, ce n’est certainement pas le préfacier de M. Combes, même dans sa bonne époque, qu’elle eût désigné ou souhaité ; je crois, pour toute sorte de raisons, qu’elle eût préféré même Michelet, et surtout M. Hanotaux. Mieux que personne, M. France a dû sentir l’intime dissemblance morale qui existait entre son héroïne et lui-même : comment se fait-il donc qu’il ait insisté, persévéré dans son dessein ? Sans doute, comme tant d’autres écrivains ou artistes, il a tout d’abord été séduit par ce qu’il y avait d’extraordinaire, et donc de « poétique, » dans la destinée de la Pucelle ; et il est d’ailleurs à remarquer que ce négateur intrépide du surnaturel a toujours eu, en vrai fils du XVIIIe siècle, un goût immodéré, — il l’a bien montré dans ses œuvres romanesques, — pour tout ce qui a l’apparence du surnaturel. D’autre part, — et, à cet égard, son cas n’est pas unique, — cette âme subtile, compliquée et un peu perverse a éprouvé de tout temps pour les âmes claires, ingénues et simples une sympathie qui semble bien n’être point affectée, une sympathie où il entre de la curiosité, de l’ironie, de la pitié, de l’admiration, de l’envie peut-être, et même un peu de tendresse. Et enfin, et, je crois, surtout, le désir de rivaliser avec Renan, presque sur son propre terrain, et non pas peut-être de le « supplanter, » mais tout au moins de lui « succéder » et de partager sa gloire est entré, pour une part considérable, dans le projet

  1. Temps du 6 juin 1886 (non recueilli en volume).