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la direction de la mystérieuse Kenifra, capitale inviolée du farouche Moha-ou-Ammon, chef suprême des Zaïan. La pureté de l’air supprimait tous les jeux de la perspective, plaçait montagnes et ravins, gouffres et pitons sur le même plan ; les topographes et les géologues de la petite colonne cherchaient avec passion à deviner le cours de la rivière dans la mêlée des contreforts qui semblaient se souder sur les deux versans.

« Bigre ! s’écria un jeune officier ; ça ne sera pas facile de se battre dans ce labyrinthe. — Ne vous effrayez pas ! lui répondit son capitaine qui avait guerroyé au Tonkin. Nous en avons vu bien d’autres, quand on courait après le De Tham ! On passe partout, dans ces forêts qui vous paraissent impénétrables, tandis que l’on ne peut sortir des sentiers qui sillonnent la brousse du Caï-Kinh ou du Yen-Thé. — Ajoutez encore, renchérit un vieux lieutenant, que le climat ne sera pas ici un ennemi aussi redoutable qu’en Indochine ou même au Soudan. Vous verrez ! on s’en tirera plus aisément que ne le supposent les grands bonzes ! » Et dans les groupes des officiers qui s’étaient rassemblés, tandis que les marsouins, tirailleurs et goumiers s’affalaient sur l’herbe, une discussion animée s’éleva sur les difficultés comparées des guerres exotiques.

Mais, pendant ces colloques, Saïd, le caïd jadis renié par ses frères, s’était approché à pas de loup d’Imbert et de Merton, qui fouillaient avec leurs lorgnettes le paysage en apparence désert. La joie de la vengeance bientôt satisfaite brillait dans ses yeux : « Viens, dit-il, tu pourras les voir : ils sont là ! » Et son doigt montrait le fond de la vallée, invisible derrière les contreforts boisés du plateau. Imbert sursauta, Merton s’enquit aussitôt, et Saïd expliqua sa découverte. Avec quelques partisans il s’était avancé jusqu’à l’extrémité d’un éperon voisin qui formait un admirable belvédère d’où la vue plongeait sur tous les méandres du Grou. Près des rives, il avait vu des douars, des troupeaux, et les signes d’une inquiétude qui allait se manifester par un exode rapide sous la protection de guerriers résolus ; on devait se hâter, si l’on voulait profiter de la surprise pour bombarder les dissidens encore hésitans et mal réveillés. Et, tout haletant de fièvre rancunière, il attendit la décision d’Imbert.

Celui-ci consulta Merton du regard : « Il y a sans doute un joli coup à tenter, dit l’officier de renseignemens. Notre apparition suffira peut-être pour déterminer une importante rentrée