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les dimensions des récipiens qu’une Sénégalaise voulait remplir avant son tour, la femme d’un goumier protestait violemment. Avec une insolence tranquille, l’autre cala sans mot dire une énorme cuvette sous le filet d’eau : « C’est bien la peine, vraiment, d’accaparer la fontaine, ricana la Marocaine ; toute l’eau que tu mettras sur ta peau ne la fera pas blanchir ! — Que dis-tu ? glapit « madame Sénégal. » Je suis noire, c’est vrai, mais propre ; et mes habits aussi. Tu peux frotter, ça ne déteint pas. On n’en peut dire autant de toi. » Les femmes gloussaient d’aise ; la Marocaine montrait avec ostentation la pâleur relative de son visage et de ses bras. Rendue furieuse par la raillerie, la Sénégalaise humecta son écharpe, frotta d’une main ferme sa figure et sa poitrine, et m(9ntra fièrement l’étoffe dont rien n’altérait l’immaculée blancheur. Puis, bondissant sur la Marocaine, elle la maintint d’une poigne vigoureuse et la bouchonna sans douceur avec l’écharpe humide. La figure de sa victime s’éclaircit sous les frictions, mais l’étoffe soudain déployée apparut grisâtre de la crasse qu’elle avait enlevée. Triomphante à son tour, la Sénégalaise acheva sa victoire par une bourrade qui terrassa l’adversaire, et les poings tendus vers les indigènes, le cou gonflé par l’effort, elle hurla : « Les Marocains sont des sauvages ! Les Marocaines ont la figure sale, les habits sales, tout sale. Si nous étions sales comme vous, nos maris nous battraient ! » Au milieu de toutes les femmes déchaînées, le soldat planton à la fontaine gesticulait, époumoné, des invitations au calme, et jouait au naturel le Zuniga dans la querelle des cigarières de Carmen.

En même temps que le village, un poste solide et confortable sortait d’entre les roches de Sidi-Kaddour. Pointis admirait l’ordonnance des cases, leur construction rapide, le zèle adroit des équipes de soldats transformés en maçons et charpentiers. Sur le plateau les bâtimens civils et militaires dessinaient une agglomération blanche, visible de loin, qui impressionnait les espions ennemis comme une formidable kasbah.

Chez les tribus soumises, ces bâtisses exerçaient une salutaire influence. Chacun s’y soumettait sans murmure aux obligations de l’aman. Même celle qu’Imbert avait jugée presque irréalisable était acceptée avec bonne humeur. Des groupes de nombreux cantonniers, dirigés par des marsouins et des artilleurs, commençaient la transformation des pistes incommodes