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petit miracle banal qui renoue, chaînon étincelant, le collier de mes jours. » Elle se trompe : ce n’est pas le hasard qui la sauve ; c’est elle qui, à maintes reprises, se sauve du hasard. Tout le roman, les deux romans, c’est l’histoire de ses initiatives, plus ou moins énergiques, souvent découragées, tremblantes.

Elle n’a pas eu un autre projet que de vivre ; et, puisque les disciplines l’ont offensée, elle vivra sans discipline. Ou, du moins, elle se le figure. Le paradoxe de son engagement au café-concert, c’est un caprice de liberté, caprice impertinent et qui lui prouve mieux à elle-même sa liberté. Voilà tout ce qu’elle a fait d’abord ; et ce fut toute son intention. Mais elle aurait agi de cette manière, notons-le, si elle avait résolu d’instituer une expérience de psychologie et de morale, si elle s’était demandé, comme un philosophe : que devient un être qui, n’ayant plus ni croyances, ni préjugés, ni famille, s’abandonne à ses velléités et au hasard ? La Vagabonde et l’Entrave ne posent pas dogmatiquement ce problème, et cependant le posent, le supposent et y répondent. Aussi disais-je que ces deux romans contiennent une philosophie. Or, il n’est pas de problème plus grave, à une époque où, même si l’on ne suit pas les pessimistes jusqu’au bout de leur chagrin, l’on observe que les liens de la famille se défont, que les préjugés se détraquent et les croyances subissent de fortes tribulations. Il y a du nihilisme dans les âmes. Où conduira les âmes ce nihilisme ? L’âme de Renée est toute nihiliste : regardons-la ; son aventure est un emblème.

Faute d’un évangile, Renée a ce dernier recours : sa raison. C’est, en effet, ce que disent les plus libres penseurs. Ils nous la baillent belle. La raison, des principes établis, déduit les conséquences : elle ne fournit pas les principes. Et la raison, pour Renée sans principes, est un instrument dont elle n’aura point l’usage. Que reste-t-il à Renée ? Ses instincts. La pudeur est l’un d’eux. Elle n’est que l’un d’eux ; et d’autres instincts seront, avec la pudeur, en vive concurrence. S’il y a des instincts divers, et rivaux, et de qualité inégale, les uns tout chauds d’animalité, les autres tout frémissans de spiritualité, leur lutte sera de nature morale. La préférence que Renée accordera tantôt à l’un, tantôt à l’autre, témoignera de sa maîtrise morale ou de sa défaillance. Le soir, dans sa loge, avant son entrée en scène, déjà maquillée, elle voit au miroir son visage, comme celui d’une étrangère aux yeux profonds, les paupières frottées d’une pâte violette. L’étrangère a « des pommettes de la même couleur que les phlox des jardins et des lèvres d’un rouge noir, brillantes et vernies. » L’étrangère la