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avec son revenu, il n’a pas mal administré les intérêts de sa gloire. Le mot plaisir résume toute sa conception de la vie, comme le mot plaire toute son esthétique. » Des solides plaisirs je n’ai suivi que l’ombre, » dira-t-il, dans un accès de mélancolie, à Mme de La Sablière. Il ne dit pas : du devoir ou de la vertu. Il ne les conçoit, du reste, que sous la forme de plaisirs, et il en a préféré de moins substantiels.

D’autre part, ni Corneille ni Molière ne se sont montrés aussi désireux de satisfaire le goût du public. Ce bon pilote ne s’endort point sur la foi des étoiles : il surveille constamment l’horizon ; il flaire les zéphyrs. Il reprendrait et continuerait le Songe de Vaux, où il a déjà consumé trois années, s’il n’était arrêté par la pensée « que la poésie lyrique et l’héroïque, qui doivent y régner, ne sont plus en vogue comme elles l’étaient autrefois. » Il commence par mépriser l’opéra, dont il lui semble que le bourgeois, revenu de son premier éblouissement, se détourne pour se reprendre à la tragédie. Il s’était trompé : faisons donc des opéras ! II enfermera précieusement dans son tiroir l’œuvre commencée ou achevée, et ne la produira que le jour où la mode lui sourira. Mais, si la faveur de l’opinion se maintient, aucune promesse privée ou publique, aucune crainte du mécontentement de ses amis ou des sourcils froncés du Roi ne le feront hésiter. Il redonne des Contes, après avoir juré qu’il n’en publierait plus, parce que les Contes plaisent et que c’est la seule règle de l’écrivain. Il y en a bien d’autres qui remplissent les traités de rhétorique ; mais il faut s’élever au-dessus de ces autres règles : « Elles ont toujours quelque chose de sombre et de mort. »

Les règles momies aussi ! Mais, sur ce point, je ne vois pas pourquoi nous serions plus sévères que ceux qui l’ont choyé, hébergé, ou moins discrets ; car ce n’est guère que par lui que nous connaissons les scandales anacréontiques de sa vieillesse. Il y avait du bohème dans La Fontaine comme du burlesque ; seulement, le même goût qui, dans ses ouvrages, a retenu le burlesque, a empêché, dans sa vie, le bohème de s’encanailler. Quand Alexandre Vinet le traite de « sale débauché, » il commet, pis qu’une injustice, une faute impardonnable contre l’esprit. Les apparences lui donneraient-elles raison, nous sentons bien que La Fontaine n’a pas été cela, et que l’abaisser au rang des vieux marcheurs, c’est oublier précisément tout ce qui le distingue