Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 18.djvu/89

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par le manifeste du 17 octobre 1905. Il assista à l’ouverture, par le tsar Nicolas II, de la première Douma, dans la salle Saint-Georges au palais d’Hiver, « un des spectacles les plus grandioses et les plus impressionnans qu’il m’ait été donné de contempler dans ma vie déjà longue, » a-t-il dit[1] ; il a décrit en une page saisissante le tableau de « ces deux Russie qui se regardaient, se toisaient, se défiaient l’une l’autre, » la Russie officielle et bureaucratique d’une part et les représentans du peuple russe de l’autre ; et, dès cette première séance, il a prédit la dissolution prochaine de la Douma et l’échec de réformes dont la tendance révolutionnaire allait s’affirmer dans le manifeste de Wiborg. Nul ne déplora davantage cette faillite des espérances libérales que l’ami de toutes les libertés sages, Anatole Leroy-Beaulieu, mais il ne désespéra pas de l’avenir. « Selon un proverbe national, écrivait-il ici même[2], la Russie a quitté une rive et n’a pas atteint l’autre ; mais elle ne peut ni retourner à la rive ancienne, ni jeter l’ancre entre les deux bords opposés. Si périlleux que semble le passage, il le lui faut achever, et, avec de la prudence, de la persévérance, de la décision, rien ne lui interdit d’y réussir. Au lieu d’être au terme d’une révolution avortée, la Russie est au début d’une longue évolution qui peut encore s’accomplir sans catastrophe, sans rupture brusque entre le passé et l’avenir ; mais pour que cette évolution, de l’absolutisme au régime constitutionnel, s’achève sans révolution, quelques mois ou quelques années ne suffiront pas ; il y faudra un demi-siècle de luttes, les efforts d’une au moins, de deux ou trois générations peut-être. » « En dehors du régime constitutionnel, a-t-il dit ailleurs, il n’y a plus d’issue pour le peuple russe[3]. »

Pour l’homme qui avait si admirablement analysé et décrit l’organisation et la psychologie religieuse de la Russie, l’ukase d’avril 1905 était un événement dont nul mieux que lui ne pouvait mesurer l’importance. La liberté religieuse, Anatole Leroy-Beaulieu l’avait demandée dans son livre ; il la salua avec

  1. Voyez Questions actuelles de politique étrangère, 1 vol. in-16 ; Alcan, p. 365.
  2. Entre deux rives. — La Russie devant la troisième douma, 15 septembre l907.
  3. La Russie nouvelle et la liberté religieuse ; Revue des 1er et 15 avril 1910 ; Cf. Préface de l’ouvrage de M. Pierre Chasles : le Parlement russe (Arth. Rousseau, 1910). M. P. Chasles est aussi l’auteur d’un bon article sur Anatole Leroy-Beaulieu et l’Empire des Tsars'' paru dans la Revue des Sciences politiques (janvier 1913).