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même très au sérieux les propos inconsidérés du lieutenant de Forstner : que lui importait l’incartade d’un jeune imbécile ? Mais en Allemagne, l’impression n’a pas été aussi calme et les représentans attitrés du gouvernement, le chancelier impérial et le ministère de la Guerre, en ont perdu leur sang-froid. Le ministre de la Guerre, général de Falkenhayn, a parlé au Reichstag avec l’arrogance d’un soldat qui ne saurait admettre qu’un officier ait pu avoir tort. Quant au chancelier, M. de Bethmann-Hollweg, il a obéi certainement à des préoccupations d’un autre ordre, mais par malheur contradictoires ; il ne s’est décidé à donner tort ni à l’autorité militaire, ni à l’autorité civile ; il s’est déclaré d’accord avec son collègue de la Guerre, tout en reconnaissant que la loi avait été violée ; il a fait des promesses vagues pour l’avenir ; il a parlé plus vaguement encore de sanctions qui avaient été ou qui seraient données à l’incident et l’extrême embarras de son langage a fini par soulever dans l’assemblée des protestations à peu près unanimes. M. de Behtmann-Hollweg a donné trop souvent des preuves de modération et de bon sens, pour qu’on ne lui tienne pas compte de ce que sa situation avait de difficile ; il ne voulait pas désavouer son collègue de la Guerre ; il ne connaissait peut-être pas très bien la pensée de l’Empereur ; il était hésitant et perplexe et c’est ainsi qu’un incident, qui en lui-même était si peu de chose, a pris en quelques jours, presque en quelques heures, des développemens imprévus et a déchaîné le plus violent orage qui ait ébranlé jusqu’ici les murs du Reichstag. Pour la première fois dans l’histoire d’Allemagne, une discussion parlementaire s’est terminée par un vote de blâme, émis à l’énorme majorité de 293 voix contre 54.

Le ministre de la Guerre a fait de l’armée allemande un éloge assurément mérité, mais qui aurait gagné à être exprimé en termes plus mesurés. À l’entendre, c’est l’armée, et l’armée seule, qui a fait l’Allemagne et qui la maintient. Il n’est pas douteux que, sans elle, l’Allemagne ne serait pas devenue ce qu’elle est aujourd’hui, mais l’œuvre de sa grandeur a eu encore d’autres ouvriers qui, tous utiles, tous indispensables, ont travaillé à en faire le colosse dont les Allemands sont justement fiers. La civilisation d’un grand peuple ne s’exprime pas seulement par sa force matérielle : l’Allemagne le sait et elle éprouve quelque impatience, quelque confusion même, lorsque l’armée tend à s’ériger en une caste spéciale dont les droits priment tous les autres et les suppriment au besoin. L’élément civil revendique alors les siens. On a dit autrefois de la Prusse que ce n’était pas un pays qui avait une armée, mais une armée qui avait un pays. Cet