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qui leur pût pleinement convenir, et eussent pris le parti de se frayer isolément une voie, à leurs risques et périls, de travailler et d’écrire en tirailleurs, si je puis ainsi parler, on ne les voit pas, comme en d’autres temps, s’unir autour d’un maître, d’une devise, d’une théorie esthétique. A vrai dire, quelques années plus tard, l’école naturaliste était constituée ; mais c’est une chose bien remarquable qu’à part Edouard Rod, qui s’y rattache un moment, aucun des écrivains dont nous avons eu l’occasion de parler, n’en a jamais fait partie. C’est qu’en réalité, — ils en avaient tous l’obscure ou nette conscience, — le naturalisme retardait sur son temps. On conte que Taine recevant un jour de je ne sais quel romancier naturaliste un livre avec un bel hommage d’auteur où on le saluait, lui Taine, comme le maître incontesté et le père de la nouvelle école, envoya sa carte au jeune auteur avec ce vers de Racine, qui n’aura jamais été plus spirituellement cité :


Le flot qui l’apporta recule épouvanté.


Taine avait évolué depuis l’Histoire de la littérature anglaise, Zola, lui, n’avait pas évolué. L’explosion de « littérature brutale » qui, sous le nom de naturalisme, s’est produite chez nous entre 1875 et 1890, aurait dû éclater vingt ans plus tôt. Et c’est pourquoi la fortune de cette école a été si rapide. Et c’est pourquoi, — exception faite pour Rod, pour Maupassant et pour Huysmans, qui, du reste, s’en sont dégagés, — les jeunes écrivains d’avenir se sont bien gardés de s’y fourvoyer. C’est en dehors du naturalisme, et c’est souvent contre lui qu’ils se sont développés. Et assurément, ils ont gardé quelque chose du naturalisme, en ce sens qu’eux aussi se sont piqués d’observer et de peindre loyalement la nature. Mais ils n’ont pas réduit la nature à ce quelque chose de grossier, de matériel et d’automatique où se complaisait l’étroite pensée d’un Zola ; ils ont cru que l’âme aussi était dans la nature, et ils ont revendiqué le droit de l’étudier et de l’exprimer. Et enfin ils ne se sont pas contentés de copier la nature ; ils ont prétendu l’interpréter ; leurs observations leur ont suggéré des idées, et ils ne se sont pas refusés à les suivre, et à nous les suggérer à leur tour. Et ainsi, de proche en proche, ils ont été ramenés à une conception de la littérature qui n’est pas sans analogie avec celle de nos grands écrivains classiques. Prenez l’œuvre d’un Bourget