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échappé à la clairvoyance de leurs disciples. Le rationalisme éperdu que ses devanciers avaient hérité tout à la fois de la philosophie hégélienne et du XVIIIe siècle français, la génération de 4870 n’a pu s’en contenter ; elle a vite trouvé illusoire cette foi profonde, aveugle et superstitieuse dans la toute-puissance, la toute bonté, la divinité de la Science qui avait animé, soutenu les grands esprits et les grands écrivains dont elle s’était nourrie avec une filiale ferveur. Il n’est pas jusqu’à M. Anatole France qui, dans la majeure partie de son œuvre, n’ait jeté quelque discrédit sur « la nouvelle idole » à laquelle ses maîtres et lui-même avaient tant de fois payé tribut : le Jardin d’Épicure n’est pas d’un adorateur sans nuances et sans réserves de la Science. Et quant aux autres, les Loti, les Bourget, les Vogué, les Faguet, les Lemaître, les Rod, les Brunetière, chacun à sa manière et à son rang, les uns, en entretenant en nous le sens et l’effroi du mystère, en nous amenant jusqu’aux bords de l’Inconnaissable ; les autres, en défendant les droits du cœur et des puissances d’intuition, les uns en faisant profession d’impressionnisme critique, les autres en combattant l’esprit du XVIIIe siècle, ou en opposant la science à la religion, tous ils ont, plus ou moins consciemment, coopéré à cette réaction contre le Scientisme, qui restera, je crois, au point de vue philosophique, l’apport propre et le trait dominant de toute une génération intellectuelle. Le célèbre, trop célèbre article de Brunetière, Après une visite au Vatican, n’aurait pas fait tant de bruit si, d’une part, il n’avait pas été préparé par tout un mouvement de pensée antérieur, et si, d’autre part, il n’avait pas ramassé, condensé, cristallisé sous une forme brillante, impérieuse, et même agressive, mille tendances latentes des esprits contemporains.

Essayons, des accidens et des exagérations de la polémique, de dégager, sur ce point essentiel, l’état d’esprit de toute cette génération. « Si l’on osait faire parler l’un des « maîtres de l’heure » au nom de tous, il me semble que l’on pourrait, à peu de chose près, lui prêter le langage que voici :

« Nous ne croyons plus à la Science, comme y ont cru les Renan, les Berthelot et les Taine. Nous n’en faisons plus une « religion ; » nous n’admettons plus qu’elle réponde à toutes nos aspirations, et, comme eût dit Pascal, qu’elle « remplisse tous nos besoins ; » nous ne pensons plus qu’elle soit la seule génératrice de toute certitude ; et nous ne pouvons plus la