Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/165

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme M. Emile Faguet, esprit incroyablement libre et réaliste, dégagé de toute espèce de mysticisme, positiviste d’éducation et de tendance, nourri d’Auguste Comte, nourri de Nietzsche, un peu sceptique peut-être sur le fond des choses pour avoir manié trop d’idées et fait le tour de trop de systèmes, mais profondément convaincu de la haute nécessité sociale de consolider les « préjugés nécessaires » et de respecter les « illusions bienfaisantes, » fonde le devoir sur l’honneur, et propose de reconstruire sur cette base, peut-être plus fragile et « subjective » qu’il ne pense, tout l’édifice de la morale.

On sait comment les écrivains et penseurs de la génération précédente, quand il leur arrivait, ce qui n’était pas très fréquent, d’aborder la question morale, posaient le problème et inclinaient à le résoudre. A vrai dire, ils le posaient moins qu’ils ne l’éludaient, et ils le résolvaient moins qu’ils n’en ajournaient indéfiniment la solution. A leurs yeux, la science suffisait à tout, avait réponse à tout, et la morale qu’ils préconisaient était donc une « morale scientifique. » Mais comme ils ne pouvaient nier que la Science ne fût pas encore complètement constituée, c’était donc à l’avenir, au lointain et incertain avenir qu’ils remettaient le soin de dégager de la Science achevée la morale nécessaire à l’humanité nouvelle. « Dans cet emploi de la science et dans cette conception des choses, écrivait Taine, il y a un art, une morale, une politique, une religion nouvelle, et c’est notre affaire aujourd’hui de les chercher. » Aujourd’hui, ou plutôt demain. Et pas un instant, ces admirables idéologues ne se demandaient comment vivrait l’homme, l’homme réel, le pauvre être de chair et d’os, de sang et de muscles, de sentimens et d’instincts, de passions, de désirs et de rêves, en attendant qu’on lui eût trouvé une morale. Cette candide imprévoyance, jointe à la vanité foncière de l’entreprise, — car si l’on pouvait tirer une morale de la science, elle serait parfaitement immorale, — ont peu à peu détaché tous ceux qui pensent de cette conception d’une morale scientifique ; et c’est peut-être le seul point sur lequel ils soient, en pareille matière, aujourd’hui, tous à peu près d’accord.

Deux d’entre eux sont allés plus loin encore. Esprits très philosophiques et très réalistes tous les deux, très décidés à ne pas lâcher la proie pour l’ombre, obsédés d’ailleurs jusqu’à l’angoisse par le problème moral, ils sont arrivés l’un et l’autre,