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bâtir et ne faut-il pas qu’on la regarde enfin toute seule ? Une œuvre d’art est le symbole qu’a trouvé un artiste afin d’y incarner son rêve : symbole imparfait, si le rêve n’y apparaît pas clair et ostensible. Un tel symbole, l’artiste le substituait à lui-même : et, quoi ! nous demandons encore l’artiste, sa présence, le bavardage de l’artiste, pour traduire le symbole ?… N’est-ce pas une infirmité de l’œuvre d’art, qu’elle ne puisse se passer du continuel secours de l’artiste et de ses interprètes obligeans ; secours médiocre, et signe de débilité, qui nous déplaît un peu comme déplaisent à certains esthéticiens les arcs-boutans gothiques, ces béquilles des cathédrales ?… Ainsi pensais-je, irrité contre Sainte-Beuve et les potins dont il étaye l’œuvre d’art : et c’est une opinion, je l’avoue, à laquelle je ne renonce pas volontiers.

Mais aussi, la critique subit le tort des écrivains. Depuis un bon siècle et demi, les écrivains sont de plus en plus accoutumés à ne pas séparer d’eux leurs poèmes ou leurs romans, à ne pas couper les liens et les attaches de l’œuvre à eux. Ils laissent l’œuvre dépendante de leur esprit, en même temps que leur esprit, de moins en moins capable d’abnégation, se soumet plus docilement au hasard des conjonctures et au caprice des sens. La littérature devient plus sensuelle, après avoir été plus sensible ; et tout ce qu’a d’impersonnel la raison, la littérature maintenant ne l’a pas. En outre, nous cédons à l’instigation d’un scepticisme impérieux qui fait qu’une idée, au lieu de la considérer elle-même, de la discuter et de la juger par le plus ou moins de vérité qu’elle contient, nous l’apprécions comme le trait d’un caractère, aimable ou non. De toutes manières, la personne de l’écrivain compte dans son œuvre. Chateaubriand le montre déjà, lui qui du reste montre à peu près tout ce que la littérature serait après lui. N’a-t-il pas consacré le meilleur de son génie à ses Mémoires ? n’a-t-il pas dit que ses ouvrages et son activité politique étaient « les matériaux » de ses Mémoires ? Et Vigny, son œuvre, il ne l’a point séparée de lui-même.

Cela étonne, parce qu’il était certes hautain, froid, taciturne, peu porté à la confidence. Ne le sût-on pas, on le devinerait à l’orgueil dont témoignent ses poèmes. Or, dans l’Esprit pur, quand il indique la différence de ses aïeux et de lui, de ses aïeux guerriers et chasseurs et de lui écrivain, nous lisons :


Mais aucun, au sortir d’une rude campagne,
Ne sut se recueillir…
Pour graver quelque page et dire en quelque livre
Comme son temps vivait et comment il sut vivre.