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mais ils ne revenaient pas de voir les pommiers chargés de fruits au-dessus des tentes que les soldats occupaient depuis trois mois. » Cette discipline, conclut le général, « était due au zèle des généraux, des officiers supérieurs et particuliers et surtout au bon esprit du soldat qui ne s’est jamais démenti. »

Avec les officiers français des Antilles, la plupart anciens compagnons d’armes et amis personnels, Rochambeau, à peine débarqué, renoua par lettres ses relations. Cette correspondance, en majeure partie inédite, fournit de vives peintures de la vie qu’on menait alors aux îles. Sans nouvelles, la plupart du temps, du reste du monde, ignorant ce qui se passait en France, en Amérique, sur mer, et même parfois dans l’île voisine, se demandant ce que faisait Rodney, tâchant de deviner quel point il allait attaquer afin d’en fortifier la garnison, ces Français de France, souffrant des fièvres, ayant parfois leurs flottilles malmenées ou détruites par les cyclones[1], jouaient leur difficile jeu de cache-cache, avec une inlassable fermeté. Ils envoient leurs lettres en duplicata ou triplicata, au hasard des bateaux qui passent, donnent à Rochambeau des nouvelles de la Cour, quand ils en ont, apprennent au bout d’un an, à l’automne de 1781, que leurs lettres d’octobre 1780 ont été reçues par le général en juin d’avant. Le marquis de Bouille, qui devait se couvrir de gloire à Brimstone Hill, et qui est surtout connu maintenant pour son rôle dans la fuite à Varennes, écrit dans des termes affectueux et n’oublie pas d’ajouter les souvenirs de sa vaillante femme qui l’a accompagné à la Martinique. Le marquis de Saint-Simon, si fameux depuis par ses théories et pour avoir été le premier maître d’Auguste Comte, écrit de Saint-Domingue à Rochambeau pour lui dire combien il voudrait être, lui aussi, de l’expédition et servir sous ses ordres : « Je serais ravi d’être sous votre commandement et je quitterais volontiers pour cela celui en chef que j’ai ici. » Il donne au général, dans la même lettre,

  1. Rodney « est parti d’ici il y a deux mois, sans que nous ayons pu deviner sa route… peut-être savez-vous mieux que moi présentement où il est…
    « Nous venons d’essuyer un coup de vent affreux qui a embrassé toutes les îles du Vent : il a fait un ravage cruel. Un convoi de 52 voiles mouillé la veille de cet événement dans la rade de Saint-Pierre de la Martinique a déradé et a disparu depuis quinze jours ; il n’en est rentré ici que 5 bâtimens ; les autres auront gagné Saint-Domingue ou auront péri. Un vaisseau anglais de 44 canons, l’Endymion, 2 frégates, le Laurel et l’Andromède de la même nation ont péri sur nos côtes ; nous en avons recueilli quelques matelots. » Bouillé à Rochambeau, Fort-Royal (Fort-de-France), 27 octobre 1780).