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l’intelligence humaine, que je veux attribuer l’honneur des applaudissemens et des acclamations par quoi un auditoire indulgent voulut bien accueillir, dans cette île de l’Archipel, la sincérité de mes paroles françaises. J’ai parlé, dans cette patrie des homérides, sans être trop accablé par le poids des souvenirs. La vie renouvelle toutes choses, en se renouvelant elle-même. Le drame du temps présent ne fait pas oublier les tragédies du passé. Mais l’obsession nécessaire des choses contemporaines, en occupant nos yeux, nous dispense de subir trop étroitement la hantise des siècles illustres, dont notre vue déshabituée pourrait à peine supporter l’incomparable éclat. Le rayonnement de cette prestigieuse clarté s’adoucit dans l’éloignement de la perspective ; cette lumière, en traversant des milieux nouveaux, atténue sa vivacité sans rien perdre de sa force ; nous échappons ainsi à l’excès de l’éblouissement, et cependant nous sommes encore illuminés par la radieuse influence d’un foyer d’intelligence où les plus beaux génies ont apporté leur flamme divine. On se sent protégé, sous ce ciel évocateur de visions harmonieuses, contre le danger d’écrire sans soin ou de parler sans art. Un rythme secret, dicté par une antique tradition de poésie, règle doucement le cours des mots et l’allure des gestes, comme si, dans l’air limpide, se prolongeait encore une vibration de lyres invisibles. On dirait qu’ici vraiment chacun porte en soi-même une musique intérieure où se module la parole, où s’ordonne le mouvement, où se cadence la pensée.

D’avoir entendu le chœur des voix qui, dans une langue plusieurs fois millénaire, ont su révéler aux générations nouvelles la sagesse des ancêtres, célébrer la félicité surhumaine des dieux, chanter les exploits des héros, dominer éloquemment les passions des foules, définir poétiquement l’alternance des travaux et des jours, raconter l’histoire des grands hommes, fixer les préceptes de la morale, flétrir les vices, railler les ridicules, indiquer les conditions possibles du bonheur humain, soumettre à la raison résignée ou résolue les actes de l’existence terrestre en ouvrant à l’imagination émerveillée les perspectives infinies de l’au-delà, cette terre et ce ciel de l’Archipel hellénique ont gardé une atmosphère qui ennoblit le paysage, agrandit l’horizon, comme au temps où Timon d’Athènes vantait la vivacité souple et diserte du philosophe Ariston de Chio…