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ambassadeur à Londres, écrivit dès ce temps-là quelques-unes des nobles pages qui ont éveillé, en faveur de l’hellénisme meurtri et de l’humanité outragée, le génie naissant de Victor Hugo.

Aujourd’hui, l’attitude des habitans de cette île ensanglantée et dépeuplée révèle encore une visible hérédité d’épouvante, Le souvenir de l’inoubliable panique pèse comme un cauchemar sur l’allégresse des temps nouveaux. Hier, ces braves gens étaient encore des ratas, soumis à l’humiliant impôt du kharadj. Une longue plainte ancestrale gémit encore au fond de leurs âmes. C’est pourquoi, malgré la joie intense qui fait battre ici tous les cœurs, il est évident que les lèvres n’osent pas exprimer tout à fait ce que chacun éprouve au fond de soi. Si ce n’était pas vrai, pourtant, tout ce que l’on voit aujourd’hui ?… Si la servitude six fois séculaire allait revenir ?… On dirait que ces questions obsèdent parfois d’une appréhension secrète les esprits déconcertés et les voix hésitantes. Délivrée depuis plusieurs mois déjà, l’ile de Chio n’ose pas encore, dirait-on, croire à sa délivrance. C’est pourquoi le maire, autrement dit le « démarque » du chef-lieu encourage ses administrés. Lorsqu’ils crient avec indolence et d’un air un peu las, sous le soleil qui chauffe cependant leurs têtes pensives de convalescens, le bon démarque les anime de son geste paternel, les anime de sa voix cordiale, donne la mesure et le ton, comme un chef d’orchestre :

— Allons, mes enfans, criez donc bien fort, puisque vous en avez envie ! Φωνάζετε, παίδια (Phônazete, paidia) !…

Rassurés par cette admonestation municipale, les insulaires de Chio se décident enfin à crier sans crainte : Zitó !… C’est un long cri de joie, une acclamation à la fois tendre et formidable, l’explosion d’un sentiment longtemps comprimé et qui enfin éclate. C’est l’initiation à l’espérance nouvelle. C’est le premier salut à la liberté, après tant d’années, tant de siècles, où ce malheureux pays fut en quelque sorte stupéfié par la terreur. La voix des hommes se mêle en chœur à la voix des femmes et des enfans, aux bénédictions chevrotantes des vieillards, pour répéter, sur le passage de ces gens de guerre, qui sont des messagers de paix :

— Vive notre navarque !

— Vive notre flotte !

— Vivent nos marins !

Si nous étions en Crète ou à Samos, quelle mousqueterie !