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Il y a quatre ans, les paysans d’un village des environs d’Agen mangeaient 170 grammes de viande par jour[1], chiffre relativement élevé, si l’on considère que notre calcul portait sur l’ensemble de la population, nouveau-nés compris. Malgré le renchérissement, le chiffre serait trop faible aujourd’hui. La basse-cour et la boucherie ne suffisent pas. Le gibier disparaît sous une poursuite incessante. On se rabat sur les oiseaux. Pas un ne trouve grâce, s’il est un manger passable. Bergeronnettes, qui, balançant votre queue, sautillez dans les sillons, que vous sert de purger le champ des vermisseaux funestes aux récoltes, d’être les amies du bouvier et de vous poser parfois sur la croupe de ses bœufs ? Votre chair a bon goût, et nous vous plaindrions, hirondelles, si la vôtre n’était pas détestable, malgré tous les poétiques symboles que chaque printemps vous nous ramenez.

La poussée vers la viande est très vive. Ne parlez pas de légumes ; ils sont profondément méprisés. On veut de la viande, parce qu’on l’aime et qu’on prend avec elle la revanche d’un long passé végétarien dont on garde mauvais souvenir. Les temps sont enfin accomplis, et les vieux rêves se réalisent, celui de la terre et celui de la viande. On ne sait pas de quel poids ce dernier a pesé sur l’âme paysanne. A la lisière de la forêt landaise, un vieux métayer, qui va mourir, fait ses adieux à son maître. « Je m’en vais, lui dit-il, avec un regret, mais je n’ose en parler dans la crainte d’un refus, — aouant dé mouri bouléri bézé lou porc, — avant de mourir je voudrais voir le porc. » Toute la famille, le maître en tête, va chercher l’animal, qui lentement s’avance, alourdi par la graisse, le ventre au ras du sol, le groin tendu vers un épi de maïs qu’on lui offre, poussé par les enfans qui le tiennent par la queue et rient aux éclats de cette histoire amusante. Le vieillard se soulève, suppute l’épaisseur du lard, le poids des jambons, l’abondance des saucisses, et cette vision de viande apaise et réjouit son âme de moribond.

Satisfaction pour le ventre, la viande est joie pour le cœur. Le rôti, qui fume sur la table, efface l’inégalité sociale dont on souffrait le plus. Le repas à quatre viandes, festin des riches, chimérique image entrevue dans les contes, devient à chaque fête une réalité. Une foule de détails dans la préparation des

  1. Un village en Gascogne.— Communication au Congrès de l’Alliance d’Hygiène sociale d’Agen. Agen, Imprimerie moderne, 1909.