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contraindre les habitans de la région à reconnaître, une fois pour toutes, la fin de l’ère napoléonienne. Cette dernière partie de son récit, notamment, constitue un tableau historique d’un intérêt exceptionnel. Jamais encore, je crois, l’on ne nous avait montré avec autant de lumière et de force le poids terrible de l’occupation étrangère pendant les mois qui ont suivi l’échec de la tentative désespérée de Napoléon.


Arrivés à Chartres, nous avons été logés chez l’habitant. Mon ami Wolf et moi demeurions ensemble chez un riche bourgeois, M. Garnier, où nous ne nous laissions manquer de rien, et vivions vraiment, selon notre proverbe national, « comme Dieu en France. » Mais si à Paris, déjà, tout le monde était furieux contre les Prussiens, c’était bien pis encore dans cette ville de Chartres. Les indigènes, A peu près unanimement ultra-napoléoniens enragés, nous haïssaient de toute leur âme. Nul moyen d’entrer en relations cordiales avec l’un d’eux ; on voyait aussitôt, à leur figure, qu’ils nous auraient plutôt coupés en morceaux. Nous avions même à nous tenir constamment en garde contre eux, et aucun de nous ne sortait le soir sans être solidement armé. Malgré cela, il se produisait souvent des attentats, surtout dans les villages voisins. Dans deux de ces villages, à ma connaissance, l’on a dû appliquer à la lettre l’ordre donné par Bülow, qui prescrivait de brûler sans pitié jusqu’à la moindre maison de tout village où serait commis un attentat contre un soldat prussien. La haine fanatique de la population allait si loin que les filles les plus notoirement dépravées ne voulaient, à aucun prix, nous accorder leurs faveurs.


Un véritable régime de terreur s’était répandu sur Chartres et sur tout le département d’Eure-et-Loir. Des canons chargés stationnaient sur les places ; jour et nuit, des patrouilles de cavalerie parcouraient les rues. Avec cela, un désir manifeste d’humilier en toute façon notre orgueil national. Sans cesse les autorités prussiennes s’avisaient de quelque nouvelle occasion de fête, qui leur permit de rappeler aux Chartrains leur honte de vaincus. En plein boulevard, ces jours-là, et naturellement aux frais des « indigènes, » Bülow faisait servir de somptueux banquets à tout son régiment. Quoi d’étonnant que, dans ces conditions, un certain nombre d’habitans aient conçu le projet d’un complot, qui d’ailleurs ne pouvait guère manquer d’avorter misérablement, ainsi qu’il l’a fait ? Mais d’abord je ne résiste pas au désir de citer un petit épisode d’ordre tout intime, — je veux dire : n’intéressant que les troupes prussiennes, — et qui cependant ne laisse pas d’avoir aujourd’hui pour nous un certain intérêt d’ « actualité. »


Parmi les nouveaux venus qui nous étaient envoyés d’Allemagne se trouvait, notamment, un petit lieutenant d’une vingtaine d’années, tout rose