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a cru soulever le peuple par ses manifestes, il ne l’a soulevé que contre lui… » Le 20 novembre, ce n’est plus de la confiance, c’est de la certitude qu’il témoigne. Il exulte, il triomphe. La retraite lamentable de la Grande Armée lui semble le châtiment providentiel tant attendu. « Tous nos calculs politiques, dit-il, sont démentis ; toutes nos fautes ont tourné en notre faveur et ce qui paraissait impossible est arrivé… On croit rêver, et cependant rien n’est si vrai ! » Il nous apprend que Kutusov a écrit à sa femme : « La Fortune, qui est une femme, avait eu un caprice pour Napoléon qu’elle a comblé de ses faveurs, mais enfin elle en a eu honte et s’est tournée du côté du vieux général qui a toujours adoré le sexe de cette déesse… Elle a rejeté l’autre en disant : Fi ! le vilain ! »

Le tableau que Joseph de Maistre trace de la retraite dans plusieurs lettres, est effrayant : « 243 000 cadavres d’hommes, 95 000 cadavres de chevaux ! » Et, malgré ces horreurs, malgré ces souffrances, le prestige de Napoléon, avoue-t-il lui-même, demeure encore tout-puissant sur ses soldats : « J’ai besoin de votre sang, leur dit-il. Je suis votre souverain ; vous ne pouvez pas me le refuser. — Vive l’Empereur ! crient-ils. — Qu’a-t-il dit ? » demandent les autres. On répète ses paroles. « Vive l’Empereur ! crient-ils à leur tour. » Un officier, qui était présent à cette scène, rapporte au comte de Maistre ses propres impressions en ces termes : « Lorsque je le voyais passer devant le front, mon cœur battait comme lorsqu’on a couru de toutes ses forces et mon front se couvrait de sueur, quoiqu’il fît très froid ! » Et un grenadier à qui l’on venait d’amputer la jambe saisit le membre sanglant et l’agita devant Napoléon en criant de toutes ses forces : « Vive l’Empereur ! »

Joseph de Maistre salue la résistance opiniâtre de Napoléon : « Jamais, dit-il, il n’a été plus grand militaire que dans la façon dont il s’est tiré de la campagne de 1812. » Et pourtant quels désastres ! « Pour trouver quelque chose de semblable, écrit-il encore, on remonte jusqu’à la défaite des Sarrasins par Charles Martel, à celle des Huns par Clovis et Aétius, à celle des Cimbres et des Teutons par Marius ; on s’élève jusqu’à Cambyse, mais sans trouver une comparaison parfaite. En cinq mois ou pour mieux dire en trois, nous avons vu disparaître un demi-million d’hommes, 1 500 pièces d’artillerie, 6 000 officiers, tous les bagages, tous les équipages, des trésors immenses, tout ce