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l’air sérieux : « Ah ! Messieurs, dit-il (il ne dit pas : citoyens), si vos adversaires vous connaissaient, vous désarmeriez leur critique ; votre tenue, votre maintien sont ceux des gens les mieux élevés. »


Et c’est vrai, et c’est un des traits caractéristiques, le plus caractéristique peut-être des traits de l’ouvrier, sinon de 1848, certainement de 1840. Un autre compagnon, menuisier celui-là, Agricol Perdiguier, qui n’a pas vainement pris le nom d’Avignonnais-la-Vertu, prodigue à ses frères de travail des conseils excellens :


Ouvriers, vous travaillez bien matin, bien tard ; vous avez peu de temps, peu de loisirs, je le sais ; néanmoins, si vous ne vous négligez pas, si vous savez tirer parti de vos instans, si vous voulez avec énergie, avec ténacité, vous finirez par vous instruire, vous éclairer, vous élever !… Veuillez et vous pourrez : que vos efforts, que vos succès rendent donc cette pensée de plus en plus commune : que vouloir, c’est pouvoir.


Comme Perdiguier pratique volontiers la redondance ou ne s’en garde pas assez (mais on a honte de faire le pédant devant la prose d’un si brave homme ! ) : « Soyez sages ! » dit-il encore,


Soyez sages !… Ne vous laissez jamais entraîner par l’esprit de parti, par des animosités, des haines aveugles, qui dégénèrent en barbarie. Ayez une opinion, une idée, un sentiment politique ; aimez une forme de gouvernement quelconque ; désirez le bien comme vous le comprenez ; mais désirez-le pour tous, sans exception, pour vos adversaires comme pour vous-mêmes, comme pour vos enfans. Ne cherchez jamais à imposer par la force ce qui doit être l’œuvre du temps, de la persuasion, de la liberté. Respect à la conscience, à la foi de l’homme, de tous vos semblables. Soyez tolérans, soyez justes, soyez humains ! La cause du peuple y gagnera et vous y trouverez votre profit.


Ailleurs, et directement contre les mœurs atroces du compagnonnage, où, de « gavots » à « dévorans, » on s’attaquait sur les routes, avec « le poing, le pied, le bâton à deux bouts, le bâton plombé, le compas (de charpentier), le fléau, l’anguille sablée, » en se menaçant réciproquement de « se manger le foie, » de « s’arracher la peau du ventre » et de boire le sang l’un de l’autre :


Compagnons, ouvrez les yeux ! cessez de vous nuire, de vous entredétruire… élevez vos pensées ! vos âmes ! devenez citoyens, et, plus que cela, devenez hommes ! Que notre horizon s’élargisse, que notre amour s’étende. Grandissez, grandissons ! dans l’intérêt du pays et pour notre propre gloire !