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N’est-il pas juste de dessiner, en marge de cette page, comme l’a fait, étourdi de cette fumée, l’ami qui l’a copiée pour moi, un encensoir et un poignard sur un autel, au pied duquel se traine une procession de dévots rampans ?


Prolétaire, réjouis-toi, s’écrie le thuriféraire Robert, ton affranchissement s’avance, il est sûr, il est certain : pourquoi ? parce que les douleurs qui t’assiègent, tu en connais la cause et le remède ; parce que tu es au-dessus du fait par l’idéal que tu as incarné, tu as conçu une vie supérieure à celle que le capitalisme t’a faite, et cherche à te prolonger. Prolétaire, tu n’es plus seulement républicain, tu es socialiste, socialiste comme l’étaient ou le sont Saint-Simon, Fourier, Owen, Pierre Leroux, Louis Blanc, Proudhon. Tu comprends comme eux la solidarité humaine, l’association ; tu raisonnes du capital ; tu parles science, art ; tu sais ce que vaut un homme, qu’il soit prolétaire ou bourgeois ; instruit, éduqué par tes frères les réformateurs, tu as mis comme un sceau sur ton cœur la formule de la République : « Liberté, Égalité, Fraternité. » Bien plus, ô prolétaire, poussé, exalté par la vie nouvelle qui t’anime, tu sais souffrir, combattre et mourir pour cette vie. Donc tu t’affranchiras ; donc l’exploitation de l’homme par l’homme doit s’effacer, — donc l’heure n’est pas loin où, au lieu d’être salarié, dépendant, tu seras frère et associé, et partant libre. Cela sera, parce que ce qui se passe dans toi aujourd’hui (domine de cent coudées les misérables résistances des castes qui s’affaibliront de plus en plus devant ton idéal, comme les ténèbres devant le jour. Tu l’as vu par cette histoire, ô travailleur ! quand, esclave, tu eus compris l’évangile, tu devins, d’autorité, serf ; quand, serf, tu eus compris les philosophes du XVIIIe siècle, tu devins prolétaire ; eh bien ! aujourd’hui tu as compris le socialisme et ses apôtres ; qui peut t’empêcher de devenir associé ? Tu es Roi, Pape, Empereur — sous ce rapport ta destinée est entre tes mains.


« Roi, pape, empereur, » c’est encore trop peu dire. Robert (du Var) se retient mal de dire : « Tu es Dieu ! » Jamais César de Rome, jamais despote d’Asie, jamais Néron, jamais Héliogabale ne furent plus bassement adulés, que ce peuple. On lui chante, il se chante à lui-même des hymnes :


Chapeau bas devant la casquette,
A genoux devant l’ouvrier !


On recueille les gouttes de sa sueur, comme les gouttes d’un sang précieux. Pour mieux le flatter, on l’imite, on le plagie, on le singe. Être ouvrier équivaut à tout savoir ; faire l’ouvrier, à tout pouvoir. Tocqueville en est vivement frappé, sinon choqué :


J’apercevais donc, remarque-t-il, un effort universel pour s’accommoder de l’événement que la fortune venait d’improviser, et pour apprivoiser le