Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/797

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nulle originalité. À force de se faire Flamands ou Italiens, ces disciples trop dociles oubliaient d’être de chez eux. Le « Grec, » arrivant du dehors, plus libre de préjugés, plus souple et plus intelligent, devait être frappé au contraire de ce que les indigènes ne percevaient même plus. Il trouvait à Tolède le terrain le plus propre à favoriser son génie. Comme van Dyck à Windsor, comme Watteau à Paris, ce Crétois découvrit, révéla à elle-même l’âme nationale.

M. Maurice Barrès a décrit magnifiquement le pacte, l’échange instantané qui s’établit entre le peintre et l’âpre paysage. L’instinct qui porte Greco à répudier la volupté, le paganisme, la joie de vivre, s’exalte sur ces roches décharnées, parmi ces sécheresses et cette désolation. Pour un cerveau épris de sacrifices et de synthèse, quelle leçon d’austérité ! Tout conspirait ici dans le sens de l’artiste. Tout encourageait sa révolte contre la Renaissance, son goût d’idéalisme. Par-là, il se trouvait d’accord avec toute l’Espagne héroïque, avec la race des sainte Thérèse et celle des don Quichotte, avec toute une élite mystique, chevaleresque, dans son dédain de la matière et de la réalité. Que, dans cette négation obstinée du réel, l’artiste trébuche et s’égare ; que souvent les forces le trahissent ; que son imagination n’enfante que des formes tumultueuses, suspectes, incohérentes ; qu’il ait franchi plus d’une fois les limites du possible, qu’importe ? Sans doute Greco n’a pas gagné le défi qu’il jette à la nature. Le visionnaire nous trouble et nous laisse alarmés. Et pourtant, cet artiste incomplet est un maître. Le premier, en Espagne, il fait de la peinture un art, ayant ses fins indépendantes, et reposant sur un rapport unique et personnel de la sensibilité au monde extérieur. De ce tempérament spécial, il fait un objet de culture, une doctrine, un système. De là, évidemment, un gongorisme extravagant, une absurde tyrannie du « Moi ; » mais que cet individualisme est de tournure bien espagnole ! Et puis, de ses tentatives effrénées, de ses périlleuses évasions en dehors de la nature, il reste au peintre une habitude des réalités morales qu’il retrouve quand il s’agit de représenter des traits humains, et qui, en présence du modèle, fait de lui un des suprêmes portraitistes du monde. Mais, même dans ses fugues et ses témérités, s’il manque d’équilibre, quel élan ! Quels bonds hors de la platitude et de la médiocrité ! On finit par l’aimer jusque dans ses démences et