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la laideur et la vulgarité, par sport ou par hygiène, comme une cure contre les mensonges et les duperies de l’idéalisme. Mais ce n’est qu’une crise rapidement dissipée. Déjà, dans l’Aguador, on voit Velazquez, à vingt ans, se proposer un plus haut problème : celui qui consiste, par le style, à dégager de la réalité en apparence la plus commune ce qu’elle peut contenir de vie et de beauté.

L’œuvre est sans charme, laborieuse, obstruée, bâtie d’une foule d’observations accumulées, que l’artiste sait mal subordonner l’une à l’autre. Nul sacrifice, nulle entente des demi-mots et des synthèses. Le dessin, avec toute sa force, retient à peine dans ses mailles cette somme de détails. Plus tard, l’artiste se servira de termes plus personnels, d’un système de locutions abrégées et exquises ; avec moins de traits, il saura évoquer plus de choses ; chaque touche définira non plus un fait particulier, mais le rapport momentané qui en relie plusieurs et les résume d’un mot. La langue se simplifie et s’enrichit en même temps : c’est l’homme qui part de son village, la poche pleine de gros sous, et qui, à force d’échanger et de faire fructifier en route sa monnaie, finit par ne plus payer qu’en or. Enfin, ce langage inimitable, Velazquez l’étendra à des scènes entières, et il inventera ces peintures magiques, où le décor, l’atmosphère, les figures revêtent cette poésie réelle et indécise, capricieuse et charmante des scènes imaginaires ; où il y a des naines, des filles d’honneur et des princesses, où la réalité devient enchantement, féerie, et où derrière l’apparence incertaine et flottante, se devine l’inconnu, le mystère de la vie… Il faudra quarante ans au peintre pour arriver a cette formule suprême ; il est beau, quand on en connaît l’évolution totale, de la voir à son point de départ, contractée, ramassée, comme gorgée et pétrifiée d’un excès d’énergie dans ce premier chef-d’œuvre de la vingtième année.


IV. — LES DERNIERS ESPAGNOLS

Il y a toujours, autour de l’œuvre des grands peintres et du petit noyau de leurs ouvrages incontestables, une région douteuse, une sorte de halo où se répand leur lumière, sans qu’on les y reconnaisse eux-mêmes. J’ai montré tout à l’heure une de ces nébuleuses. Une seconde s’est formée plus tard, dans