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« Autrui » est l’être innombrable et mystérieux qui se montre reconnaissant quand on l’a bien traité, mais qui n’oublie ni les torts, ni les injures. Deux proverbes reviennent comme un refrain : « quel ch’è fatto, è reso : » On nous rend toujours la pareille ; « i casi son tanti : » On ne sait jamais ce qui peut arriver. Que l’enfant, même riche et heureux, s’accommode donc de toutes les circonstances ; et surtout, qu’il place de bonnes actions, dont il aura peut-être un jour à redemander l’intérêt. Rien que de facilement intelligible et d’immédiatement utile, on le voit ; point d’autre altruisme que celui de l’intérêt bien entendu. Nous ne trouvons nulle part la notion d’obligation ; ce sont les faits qui montrent le bon parti à prendre ; ni philosophie, ni dogme, même en des termes qui les mettraient à la portée de l’enfant : l’expérience seulement. Cette morale est très honorable ; et plût au ciel que chacun s’habituât de bonne heure à la pratiquer ! Il y a cependant des cas où l’on voudrait que la justice fléchît un peu en faveur de la pitié ; on craint que Pinocchio ne soit dur pour les vaincus. Près de voir la fin de ses mésaventures, ayant retrouvé son père Geppetto, il rencontre sur sa route le Renard et le Chat, qui jadis ont voulu sa perte, et qui sont tombés maintenant dans la plus noire misère. Ils ont beau l’implorer : Pinocchio ne leur pardonne pas ; il ne remporte pas sur lui-même la victoire décisive, qui consisterait à oublier les rancunes du passé, et à rendre le bien pour le mal ; au contraire, il triomphe de leur infortune, et passe son chemin en se moquant d’eux. « Adieu, beaux masques ! Bien mal acquis ne profite jamais… »

Cette imagination capricieuse, et ce sens très pratique de la conduite de la vie, ne sont pas nécessairement incompatibles ; et on peut très bien concevoir une psychologie assez souple pour passer rapidement du domaine des rêves à celui des réalités concrètes. Les esprits vifs, qui parent de couleurs aimables la banalité des êtres et des choses, n’entendent pas être les victimes de l’illusion qu’ils veulent bien se donner à eux-mêmes : ils la font cesser aussi facilement qu’ils la créent ; c’est ici le cas. Qui sait, même, si cette façon très simple et très pratique de comprendre la moralité ne nous révèle pas encore une tendance du peuple tout entier ? Ne serait-ce pas une forme inattendue de ce « profond bon sens » qu’un philosophe comme M. Barzellotti donne pour un des traits les plus certains de la race, lorsqu’il