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Après avoir goûté l’allégresse du jour
Dans sa lumière forte et rude,
Ce soir, il faut goûter, mon cœur, au philtre lourd
D’une émouvante lassitude !

Il faut tout oublier : les yeux qui ne sont plus,
Les heures trop tôt épuisées,
Les délicats matins, les soirs irrésolus
Sous leur écharpe de rosée ;

Les jardins bourdonnans au vol d’or des frelons,
Les lis purs comme des reliques,
Et les pas dans la brume, au bord des eaux, le long
Des peupliers mélancoliques…

A quoi bon tant aimer le beau front nébuleux
Des bois visités par la lune ;
Les roses nymphéas des pâles étangs bleus
Où vont des feuilles, une à une…

Et le silence, et l’ombre, et le soleil de mai
Qui fait luire les toits d’argile ;
Et le vol des palombes blanches, mieux rythmé
Que le vol d’un rythme fragile !

A quoi bon s’arrêter au charme périlleux
D’une harmonie ample et sonore,
A des mots frémissans qui laissent après eux
Beaucoup plus de détresse encore ;

Que sort de désirer d’un désir si fervent
La ramure la mieux fleurie ?
A quoi bon ! Tout au monde, hélas ! est décevant,
Et je suis faible, endolorie…

Reposez-vous, mon cœur, d’avoir battu trop fort
Pour des rêves, pour des chimères,
Qui, derrière le masque, ont l’aspect de la Mort
Sur un lit de cendres amères !